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Plus que toute autre ville d’Italie, Venise est en état de péril, et elle le sait. Elle voit, au-dessus de certains de ses bâtimens, les plates-formes ménagées pour la défense de la cité et que garnissent des mitrailleuses ; elle voit chaque jour monter dans le ciel limpide ou trouble les ballons captifs qui observent au loin l’horizon ; elle entend dans le silence des nuits se répondre les cris des sentinelles qui veillent sur sa sécurité. Elle voit, dans chacun des quartiers de la ville, les affiches indiquant les « lieux de refuge » préparés en cas d’attaque ; elle sait que, dès que mugira l’appel des sirènes, appuyé d’un coup de canon, les boutiques doivent se fermer, la circulation cesser sur l’eau et dans les rues, la population se mettre à l’abri, car l’ennemi est signalé et proche. Elle a connu bien des fois déjà le tonnerre des bombes destructrices, le fracas des artilleries anti-aériennes, dont les projectiles retombent en pluie sur la cité. Elle ne s’émeut pas du danger. J’ai, alors que j’étais à Venise, entendu, pendant un bel après-midi de novembre, retentir brusquement l’appel des sirènes, appuyé d’un coup de canon. C’était près de ce palais Labia, où Tiepolo a peint en des fresques délicieuses la rencontre de Marc-Antoine et de Cléopâtre, et dont la bâtisse robuste abrite au rez-de-chaussée un lieu de refuge, blindé de sacs de terre comme une forteresse. Dans ce quartier populaire, aucune panique, aucune agitation ne se produisit ; sans nervosité, sans hâte, les gens qui emplissaient la rue gagnaient l’abri le plus proche, pour se conformer à l’ordre, mais avec un visible regret de ne pouvoir suivre dans le ciel les événemens qui s’annonçaient. Dans le lieu de refuge, on commentait avec calme la durée probable, — une à deux heures généralement, — de l’incident. Il y avait de la curiosité, un peu d’impatience, un désir intense surtout de sortir pour regarder en l’air, pas un soupçon d’inquiétude ou d’angoisse. Et quand l’alerte fut passée, — ce n’était qu’une fausse alerte, — moins d’un quart d’heure après, Venise avait repris sa physionomie normale et coutumière.

Pendant les heures de jour, l’aspect de Venise ne diffère pas de façon très sensible de celui qu’elle offrait autrefois. Sans doute les étrangers ont disparu. Et on ne voit plus, comme autrefois, ces groupes, aux silhouettes et aux costumes parfois déconcertans, qui lisaient pieusement Baedeker en face de Saint-Marc ou du palais des Doges ; on n’entend plus, comme