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quelque œuvre d’art à emporter et à sauver. Mais quelque chose de plus était nécessaire. Venise tout entière est une œuvre d’art incomparable, dont il fallait du mieux possible assurer le salut. Tâche singulièrement difficile : elle est si vieille, cette Venise, et le sol est si fragile sur lequel s’appuient ses monumens, et ces monumens eux-mêmes sont souvent d’une grâce si délicate, si peu robuste ! On a fait, pour les protéger, tout ce qu’il était humainement possible de faire.

Dès le début de la guerre, on a enlevé de la façade de Saint-Marc les quatre célèbres chevaux de bronze qui la décorent ; il n’est point nécessaire de dire ici où se trouve la bonne écurie qui leur donne abri. On a couvert d’épaisses toiles grises, pour éteindre le scintillement trop révélateur de leurs ors, les mosaïques qui paraient l’extérieur de la basilique. Mais surtout, depuis que, dans la nuit du 4 au 5 septembre dernier, une bombe a éclaté à quelques mètres à peine de Saint-Marc, on a cuirassé toute la partie inférieure des façades, jusqu’à hauteur du premier étage, d’un mur épais de sacs de sable, entassés entre une double armature de bois, recouverte de feuilles d’amiante. Et c’est un aspect tout à fait étrange que celui de ce Saint-Marc à la façade terne et grise, où aucun or ne luit, où aucune mosaïque n’étincelle, d’où la magie de la couleur s’est envolée ; et le contraste est singulier entre la gaine massive qui en enserre la base et les arcades fleuronnées de statuettes et de feuillages, les hautes coupoles aériennes qui se détachent légères sur le ciel. A l’intérieur, la physionomie de l’église n’est pas moins inattendue. Sous les voûtes du narthex, sous le grand arc qui surmonte l’entrée principale, des cintres robustes soutiennent les parties plus fragiles de la construction. D’épais matelas enveloppent les hautes colonnes de porphyre ou de marbre ; des sacs de sable entassés recouvrent la chaire ancienne dressée à gauche du chœur et l’ambon qui lui fait face ; le beau jubé du XIVe siècle, avec les statues qui le couronnent, disparait sous un revêtement de toiles grises capitonnées ; les colonnes sculptées du baldaquin qui encadraient l’autel s’en sont allées avec la Pala d’Oro. Sur tout le pourtour de la basilique, des sacs de sable encore s’entassent pour protéger les bas-reliefs précieux, les autels aux sculptures délicates. Tout ce qui mettait jadis dans Saint-Marc un éclat, une parure, semble s’être éteint sous