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dépouillées ont un aspect lugubre. Au pied des murailles nues sont rangés des cadres vides et quelques tableaux encore, soigneusement emballés, prêts à partir, dernier échelon du déménagement qui s’achève. Et involontairement, dans les salles demi-obscures, qu’un peu de poussière déjà envahit, l’œil évoque les chefs-d’œuvre disparus, la splendeur radieuse des Titien et des Véronèse, le charme pittoresque des Gentile Bellini et des Carpaccio, la grâce douloureuse et tendre des madones de Giovanni Bellini.

Le palais ducal surtout offre une physionomie presque tragique. Entre les ors des plafonds, se dessinent en noir, comme autant de blessures ouvertes, les grands rectangles, les grands ovales où étincelaient jadis les peintures des Véronèse et des Tintoret. Les salles, dépouillées de leur parure, semblent devenues plus grandes et plus tristes. La salle du Grand Conseil apparaît immense, démesurée ; dans la salle du Scrutin, voisine, rien ne reste que l’arc de triomphe élevé par le Sénat en l’honneur de Morosini le Péloponésiaque ; la salle du Sénat, avec ses stalles et ses boiseries sombres que n’illumine plus l’éclat des tableaux, est d’une sévérité presque inquiétante ; dans cette Venise, si éprise de couleurs radieuses et de lumière éclatante, il semble en vérité qu’avec les tableaux enlevés, la couleur et la lumière s’en soient allées. Et en parcourant ces salles vides, involontairement l’œil évêque tout ce qui en faisait la beauté, les claires mythologies de Tintoret, et la magnificence joyeuse de l’Enlèvement d’Europe, le sourire charmant de la jolie Venise assise sur le globe du monde et les splendeurs d’apothéose qui rayonnaient au plafond de la salle du Grand Conseil. Mais si cette évocation ne va pas sans quelque émotion douloureuse, elle n’est pas sans joie non plus, par la certitude que tant de chefs-d’œuvre sont garantis de la ruine, et que, quoi qu’il advienne, nous les reverrons.


On ne saurait remercier assez le gouvernement italien d’avoir, sans une hésitation, entrepris et mené à bien cette besogne formidable de déménager les richesses artistiques de toute une ville, de toute une province. Car ce qui s’est fait à Venise s’est fait pareillement dans toute la Vénétie, à Padoue et à Vérone, à Vicence et à Trévise, partout enfin où il y avait