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l’obscurité devient profonde. Il est assez malaisé déjà, en temps ordinaire, pour qui n’a point une longue expérience de Venise, de trouver sa route dans ce labyrinthe de rues étroites et compliquées. Dans le noir opaque qui les enveloppe maintenant, c’est chose, pour l’étranger, impossible et, pour le Vénitien même, un peu difficile. Actuellement, de place en place, au détour de quelque rue familière, au passage de quelque pont fréquenté, de rares lampes électriques, voilées de bleu, mettent une lueur incertaine qui, sans éclairer, guide un peu les pas des initiés. Il n’en allait point ainsi aux premiers jours de la guerre. C’était sur Venise la nuit absolue, si dense que les Vénitiens eux-mêmes avaient quelque peine à s’orienter, et que plus d’une centaine de personnes, dit-on, se sont laissées choir fâcheusement dans l’eau des canaux devenus invisibles. Aujourd’hui même qu’on a rendu à la ville quelques rares lumières, discrètes et dissimulées, il demeure assez embarrassant, dans tout ce noir, de se tirer d’affaire. J’ai fait, sous la conduite d’amis obligeans, quelques promenades dans cette Venise de ténèbres : l’impression en est tout ensemble pittoresque infiniment et un peu troublante. On entend dans le silence sonner des pas, sans voir les passans avant qu’on ne les heurte presque ; dans le rideau d’ombre tendu devant les yeux, on ne distingue ni les murs, ni les ponts, ni l’eau noire des canaux ; et sans le secours des petites lampes électriques de poche, — elles aussi d’ailleurs prudemment voilées de bleu, — il semble que jamais on ne sortirait de ce dédale inextricable et sombre, où tout sens de l’orientation se perd, ou l’on marche comme à tâtons dans la nuit. La place Saint-Marc elle-même, plus accessible pourtant, n’est plus au soir qu’un grand rectangle d’ombre, dont la solitude s’anime à peine de quelques silhouettes presque impalpables de passans attardés. Sous les arcades des Procuraties, quatre ampoules bleuâtres marquent la porte du palais royal, ou signalent l’entrée de trois passages fréquentés. Partout ailleurs, ce ne sont que ténèbres. Il faut quelque expérience des lieux pour retrouver, derrière la double épaisseur des rideaux qui la ferment, l’entrée du fameux café Florian, et dans l’obscurité opaque, sous le ciel noir d’automne, à peine aperçoit-on les hautes coupoles de Saint-Marc, la masse puissante du Campanile et les blanches arcades du palais des Doges.

Certains soirs pourtant, quand le clair de lune met sa féerie