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de la civilisation française, on en reconnut la salutaire et unique influence, et ce fut avec une sorte d’effroi qu’on envisagea, sans la France, le lointain avenir. Il semblait que l’humanité fût sur le point de perdre le génie lumineux et bienfaisant qui, durant tant de siècles, lui avait servi de guide. On ferait un volume des touchans témoignages que nous valut alors notre infortune, et que notre victoire changea bien vite en un chaleureux élan d’allégresse. En Espagne et en Italie, en Suisse et en Hollande, en Angleterre et en Russie, partout à la sombre inquiétude des journées tragiques succédaient la joie confiante et le renaissant espoir. Nous pouvons le dire sans forfanterie : le monde « qui retenait sa respiration » fit alors une expérience décisive : il vit, il comprit, il sentit combien, à son insu peut-être, la France lui était chère et nécessaire. Comme un ami dont la tendresse souriante et discrète ne nous apparaît à son vrai prix qu’au moment où nous sommes menacés de le perdre, ainsi la France, sur le point de succomber, semblait plus belle, et plus digne que jamais de l’admiration et de l’affection universelles. « Nous nous disions, — écrit un Suisse, M. Paul Seippel, — nous nous disions : Si la France est écrasée cette fois, que deviendra-t-elle ? Que fera-t-on de cette nation qui a joué un rôle si magnifique dans l’histoire du monde, et à laquelle, nous, Suisses romands, nous devons le meilleur de notre pensée ? Quelle place lui laissera-t-on sur la surface du globe ? Quel rôle pourra-t-elle encore jouer ? Qui, dans le monde, pfourra faire contrepoids à ses vainqueurs ? » Et il aurait pu ajouter : Quelle sera, désormais, notre grande préceptrice d’humanité ?


Car c’est toujours là qu’il en faut revenir quand on veut pénétrer jusqu’à l’âme de la civilisation française. La France a pour originalité et pour mission de voir toutes choses sous l’aspect de l’humanité, sub specie humanitatis. De là cette puissance de sympathie qui émane de sa littérature, de sa philosophie, de sa religion, de son histoire tout entière. La France a poussé l’amour de l’humanité jusqu’au point où il devenait dangereux pour elle-même ; et plus d’une fois, dans le cours de sa vie, elle a été la victime et la dupe de ses tendances humanitaires. Glorieuse faiblesse que celle qui consiste à ne pas savoir haïr, à ne pas se défier des hommes, à oublier trop vite les dures leçons de l’expérience, les jalousies obstinées et les