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De là une conséquence. Tandis que dans d’autres pays la philosophie reste l’apanage de certains spécialistes, voire de « professionnels, » chez nous, et quoique nous ne manquions pas de purs philosophes, la philosophie, étant plus mêlée à la vie, pénètre tous les domaines de l’activité intellectuelle. Elle pénètre la littérature. Ils ne sont pas rares, ceux de nos écrivains qui, s’ils l’avaient voulu, auraient pu se « spécialiser » dans la philosophie purent il en est même un, — c’est Taine, — qui n’a été littérateur, et grand écrivain, qu’à son corps défendant. Plus d’un a dans son œuvre des travaux de philosophie pure : tels Renan, Lamennais, Voltaire ou Bossuet. Et de leur œuvre à tous, ou presque tous, sans parler des idées vraiment philosophiques qu’ils y ont si souvent semées, on peut dégager sans arbitraire une « philosophie, » une vue générale très cohérente, et parfois très explicite, de l’univers et de l’homme, de la vie et de la destinée. Sans vouloir assurément transformer Corneille, Racine ou Molière en de profonds métaphysiciens, on aurait tort de ne voir en ces trois poètes que de simples assembleurs de rythmes ou de phrases ; ils ont « pensé » aussi fortement que bien d’autres qui « tiennent boutique » de philosophie. La psychologie de Racine, c’est exactement celle des Pensées de Pascal, comme la psychologie de Corneille ressemble, trait pour trait, à celle de Descartes, dans son Traité des Passions. Et ce n’est pas seulement Gassendi, c’est peut-être Spinoza lui-même qui se serait reconnu dans le théâtre de Molière. « L’homme, a écrit Spinoza, n’est pas dans la nature comme un empire dans un empire, mais comme une partie dans un tout. » Et Molière a-t-il dit, ou tout au moins suggéré autre chose ?

La philosophie, chez nous, pénètre aussi profondément la science. Non seulement il est de tradition en France, beaucoup plus qu’ailleurs, que les philosophes de profession doivent posséder une forte et vaste culture scientifique ; mais encore nos plus grands philosophes ont été, plus que de simples hommes de science, de très grands savans : Descartes, Pascal, Auguste Comte, Cournot, Claude Bernard, Henri Poincaré. La philosophie et la science françaises ont également bénéficié de cette mutuelle pénétration. D’une part, en effet, nos philosophes, au lieu de construire dans les nuées, ont conservé, même en métaphysique, les excellentes habitudes d’esprit qu’engendre et entretient la