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esprit qui veut entrer en communication avec un autre esprit, le Français le prend presque tout entier sur lui-même. Il s’efforce de réduire au minimum la tâche de son lecteur. Au lieu d’accepter sa pensée à l’état brut, en quelque sorte, telle qu’elle jaillit des profondeurs de sa conscience, il la soumet à un long travail de réflexion, de concentration, d’épuration, de manière à n’en retenir que les élémens les plus incontestables et les plus impersonnels ; il en élimine avec un soin jaloux tout ce qui, étant trop particulier, trop individuel, risquerait d’être obscur et de paraître inintelligible. Et ce résidu de pensée, au lieu de le revêtir de la première expression venue qui se présentera à son esprit, il ne le livrera au public qu’après avoir, entre toutes les formes verbales qu’il aura successivement appelées et comparées, délibérément choisi non pas seulement la plus élégante, mais la plus courte, la plus simple, la plus claire, la plus directe et la plus persuasive, celle qui entrera comme de plain-pied dans l’esprit de son lecteur. Boileau se vantait d’avoir enseigné à Racine l’art de faire difficilement des vers faciles. Cet art-là, c’est l’art par excellence de l’écrivain français. Ce souci perpétuel du public, cette scrupuleuse déférence à l’égard du lecteur, ce besoin constant de lui faciliter sa lâche, ce désir touchant de l’instruire sans l’ennuyer, de le distraire sans l’offusquer, de le moraliser sans le heurter, d’être pour lui comme un ami discret, bienveillant et sans morgue, cette sorte de charité spirituelle largement et généreusement pratiquée, tout cela a créé dans notre langue une tradition qui ne compte guère d’infidèles. À cette tradition nous devons, avec la diffusion de notre langue, celle de notre esprit. Les autres peuples parlent peut-être moins couramment qu’autrefois de « l’universalité de la langue française ; » mais ils continuent à voir en elle, — comme tout récemment encore l’auteur allemand de J’accuse ! — la langue idéale de la diplomatie et des rapports internationaux[1] ; et quand, il y a quelques années, un Russe revendiquait pour la langue française l’honneur d’être « la langue auxiliaire du groupe de civilisation européen[2], » n’était-ce pas reconnaître en elle la langue même de l’humanité civilisée ?

  1. Article 25 du traité russo-japonais de 1906 : « Le présent traité sera signé en français et en anglais. Les textes en seront absolument conformes ; mais en cas de contestation dans l’interprétation, le texte français fera foi. »
  2. J. Novicow, la Langue auxiliaire du groupe de civilisation européen : les chances du français (Revue des Deux Mondes du 1er décembre 1907).