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ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

— Double nous suffirait, parfois. Et pourtant vous avez raison. Quand je donne mes leçons de français aux jeunes filles de Friedensbach, que je détruis les frêles échafaudages de M. le Lehrer Kummel, je vous assure que j’éprouve une satisfaction que je ne trouverais sans doute dans aucun autre pays. Les Allemands surveillent les futurs soldats. Nous, on nous néglige. Nous ne sommes que des jeunes filles ! C’est vrai. Mais pendant que nos frères sont à la caserne, nos pères enfermés dans les fabriques avec leurs soucis, c’est nous, avec nos mères, qui continuons l’âme alsacienne. Et quand nos frères reviennent, après un an, deux ans, dressés à la prussienne, grâce à nous, un mois après il n’y paraît plus… Et tant de nos jeunes gens s’expatrient ! Que deviendrait le pays, sans nous ?

Reymond risque une question :

— Vous ne pensez pas quitter l’Alsace ?

— Moi ?… Certes non. Je suis prête à faire une carrière de vieille fille à Friedensbach. Je serai un peu la tante d’une masse de braves gens. Comme Pénélope, je détruirai chaque soir, fil à fil, la toile ourdie pendant le jour par les Kummel de l’avenir. C’est précieux une vieille fille qui sait ce qu’elle veut ! On la regarde passer avec son cabas brodé. On ne s’en méfie pas… Et elle en profite !

Suzanne eut un rire perlé… Reymond aurait peut-être préféré moins d’intransigeance ; sentiment vague, émotion discrète ; dans la lumière de ce dimanche matin où passaient des chants de cloche, jusque dans les ronds de soleil qui dansaient sur la mousse il y eut soudain pour lui une tristesse.

On descendait vers la vallée. Des scieries, des hameaux ; un cimetière bleu de sauges ; sur les sentiers, des femmes, des hommes qui allaient à la messe et dont on ne voyait guère que les feutres à larges ailes, que les coiffes blanches ou noires, balancés au-dessus des hautes herbes.

— Ah ! je voudrais rajeunir, disait Weiss, couper cette barbiche où se glissent déjà des poils blancs, reprendre cette bonne petite figure de jadis, si ronde, si candide, et danser dans le soleil du dimanche autour de la croix du cimetière… Reymond, vous voyez l’Alsace ! Dire qu’ils nous l’ont prise !… Allons chez papa !

Il attendait sur le seuil de son jardin, le grand vieillard aux larges épaules, au large front, à la large barbe un peu jaunâtre à force d’être blanche.