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avez vu le clocher de Triaucourt : savez-vous ce qu’il leur rappelle ? Des femmes françaises, des grand’mères tuées à coups de fusil parce qu’elles essayaient de défendre contre les soldats allemands l’honneur de leurs filles. »


Sur les routes du pays, nous croisions souvent une colonne en marche, et plus que dans la forêt où la lutte est presque invisible, où l’on opère par groupes fractionnés, où les attaques se dissimulent, on avait le sentiment direct de la guerre.

C’étaient simplement des troupes de relève, ou qu’on venait de relever, les unes scandant le pas, assemblées à nouveau dans le beau rythme militaire, et comme rechargées de jeune et rayonnante énergie ; les autres, boueuses, fatiguées, d’allure pesante et lente, d’un sérieux plus profond et pathétique. Je revois un tel bataillon ainsi rencontré dans le soir. Il surgissait inopinément devant l’automobile qui ralentissait, et puis s’arrêtait pour le laisser passer. Toujours l’impression d’étrangeté, et presque de mystère. Ce bleu sourd, fondu dans le bleu du crépuscule, et qui ne se réalise que tout près, qui se révèle presque tout d’un coup, sans jamais se détacher tout à fait, en vive silhouette, de l’espace ambiant, le silence de tous ces hommes, leur nombre, la gravité de leur allure, tout cela qui vient apparaître et tient du fantôme, tout cela étonne sur la belle route, entre les jeunes blés, dans le doux crépuscule de juin où l’on oubliait presque l’angoisse présente. On dirait vraiment de l’irréel, et pourtant c’est tout le réel qui revient devant nous, la quotidienne et presque inimaginable réalité qui, depuis deux ans, tantôt nous étreint, et tantôt nous fait battre le cœur. On se dit que chaque ombre, dans cette file d’ombres inconnues, c’est un homme français, venu du Nord, du Centre ou du Midi, d’une ville ou d’une campagne où il avait son bureau, ses champs, son usine ou son atelier, ses parens, sa femme, ses enfans, — un individu complet, qui se sentait différent de tous les autres et ne connaissait alors à sa vie que des buts personnels. Soudain transporté avec des millions d’autres du côté de la frontière, établi, aujourd’hui, dans cette Argonne où, probablement, il ne serait jamais venu, il a perdu son apparence personnelle, — et, sans doute, son âme aussi s’est presque toute fondue dans une âme