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aboutir sous nos yeux, à travers les activités du feu et du fer, à ces amoncellemens énormes de matière pure, à ces masses superposées, à ces rangs prolongés et profonds d’acier géométrique et luisant, — à ces milliers d’obus : trente mille par jour, dans cette seule usine qui travaille comme tant d’autres, du matin au soir et du soir au matin, les équipes se succédant sans trêve pour la même besogne, muette, régulière et passionnée.

La nuit, de mes fenêtres de Saint-Cloud, par-delà les vagues reflets d’une boucle de la Seine, je regardais au loin les lumières d’une usine pareille : sur les noirceurs de Paris englouti elles s’étendaient en rectangles de feu, car les bâtimens couvrent des hectares. Et cela seul, cette activité dont on n’eût rien deviné pendant le jour, cela seul existait dans la nuit. Alors, je revoyais par la pensée le dedans de la grande ruche, le travail frémissant et discipliné de sa multitude. J’imaginais le travail semblable poursuivi par tout le territoire, nuit et jour, en des milliers de fabriques et d’ateliers, toutes les autres formes de travail que suppose celui-là : fonte du fer et du cuivre, constructions de machines et d’usines, chargemens d’explosifs, transports, distributions, le tout convergeant vers cette fin énorme et simple : accumulation de la force pure qui brisera la volonté du peuple ennemi, — et j’apercevais clairement que dans la France de l’arrière aussi, cela seul existait, et que tout ce qui ne tendait pas vers cette fin générale, tout ce qui ne collaborait pas, de près ou de loin, à l’innombrable effort, tout ce qui se laissait mener encore par les routines antérieures, vers des buts isolés, était hors de la vie nationale : un caduque et traînant déchet.


En Argonne, l’élément le plus actif et le plus noble de cette vie apparaissait : celui qui sert immédiatement la fin suprême, et que le travail intérieur du pays ne fait que servir. Vingt-deux mois de guerre nous avaient presque habitués, nous les non-combattans, aux anémies de l’arrière, à la diminution, en des villes et des campagnes veuves de leurs hommes, des activités visibles. Comme une électricité qui se tend pour le choc et l’étincelle, devant l’influx allemand, le plus intense de l’énergie française s’était porté vers le dehors, et nous la retrouvions, cette énergie, comme nous ne l’avions jamais connue, non plus diffuse, mais rassemblée, toute orientée dans