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coupera le chêne, mais en le traversant il éclatera, et sur le talus de terre les éclats seront sans effet.


Et enfin, voici la première ligne. « Faites le moins de bruit possible ! » nous ont dit les officiers. « Ici, ils entendent. » On marche avec précaution, et sans parler, sur le rondin. L’ennemi, nous dit-on, est à vingt mètres. Nous voici donc à la frontière des deux mondes. De l’autre côté, c’est toujours la forêt d’Argonne, toujours peuplée souterrainement de soldats, coupée de longs fossés, barrée de fils de fer ; — et par-delà, des cantonnemens, des villages ruinés comme ceux que nous avons vus, et puis le grand pays ouvert, des villes, des gares, des voies ferrées, les grandes artères qui entretiennent la substance de plusieurs armées. Seulement, tout le courant de vie et de volonté, par là, marche à contresens du nôtre ; tout procède des lointains de l’Allemagne. Ici, dans le petit espace que l’œil embrasse, cette profondeur morte de la forêt où l’on n’entend rien, où nul humain n’est visible, c’est un point de la longue ligne où s’affrontent les énergies tendues de deux peuples.

Pendant une ou deux minutes on nous a permis de monter un peu sur le mur du fossé, et un peu plus loin, au bout d’un couloir perpendiculaire à la tranchée, et qui réduisait à dix mètres l’espace mitoyen, nous avons pu regarder quelques instans par le créneau d’un poste d’écoute. Ce qu’on voyait, c’était une confusion sans nom. Plus une trace de verdure, pas une feuille, pas une herbe : un pêle-mêle grisâtre entre des moignons d’arbres, de lamentables échalas, dans un chaos de terre éventrée, un sinistre et terne enchevêtrement. On distinguait un géant de la forêt culbuté, l’énorme ramure des racines en l’air : sans doute un chêne qui devait avoir sauté tout entier, d’un seul coup. Il était couleur d’ossemens. A ses racines, à ses branches, des ronces de fer s’entremêlaient avec de vagues choses où l’on distinguait des sortes de croix qui devaient être des chevaux de frise renversés. A quelque distance sur la droite, il n’y avait plus qu’une cendre blême qui montait et s’en allait comme une dune : le bord, nous dit-on, d’un cratère ouvert il y a quelques mois par un coup de mine, et dont nous occupons un côté. Là, plus une trace d’arbre ou d’objet quelconque ; c’était plus que la mort : la destruction totale, la pulvérisation de la matière elle-même. Tout cela aperçu très vite, en