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par les Boches (en général à l’heure de la soupe), les pertes sont celles que les militaires appellent insignifiantes : sept ou huit fois moindres que l’usure chronique de l’an dernier. Simplement, et c’est peut-être pourquoi l’ajustement s’est fait si vite, ils sont revenus à l’une des conditions anciennes, et l’on peut dire naturelles de l’homme. Vie du chasseur primitif : l’aguet, l’affût, l’abri dans les cavernes, la horde disciplinée pour l’attaque et la défense. Mais le long sifflement des obus est tout moderne, et de même les tonnerres souterrains qui, sur une longueur de cent mètres soulèvent la terre et changent un morceau de forêt en chaos gris de cendres. Ceux qui sont tués, sont tués ; les autres laissent faire le destin, et en attendant, dans l’exaltation de l’effort, du danger, d’une idée qui tient de l’absolu, se sentent plus vivans et plus hommes. On le voit bien à l’énergie de leur mine et la fierté de leur regard. Ceux qui furent jadis des citadins disent parfois, — et chez les Anglais j’entendais la même chose, — qu’ils auront du mal à se remettre aux besognes du magasin ou du bureau. Et pourtant, quand ils sont restés longtemps dans la forêt, il semble que la nostalgie de la ville ou du village leur revienne. Ils ont besoin de voir des maisons, et ils ajoutent même : des civils. Alors on les envoie cantonner dans des bourgs ou des hameaux plus ou moins dévastés de l’arrière. A côté des ruines, quelques toits et pignons encore debout, quelques vieux paysans, gardiens du lieu désert, des poules qui picorent sur une route, ont pour eux un charme inexprimable. Alors, ils nettoient, réparent, assainissent, changent peu à peu le village ruiné en village modèle.

Ce qui est unique, et que l’on perçoit tout de suite ici, c’est la relation des hommes avec leurs chefs. Des deux côtés, elle est faite d’amitié, presque de camaraderie, et pourtant de respect aussi : respect de l’homme pour le chef, et dont la discipline, que chacun sait nécessaire, accentue le geste, — respect inexprimé, et si sensible pourtant, du chef pour les droits et la dignité de l’homme, du soldat qui est d’abord un Français comme lui, et pourrait être son fils ou son frère, — profond sentiment qui se décèle toujours, même lorsque le général tutoie un « bleuet » et l’appelle mon petit gars. C’est une nuance complexe et fine, où s’harmonisent les deux principes antinomiques de notre vie militaire : égalité de libres citoyens