Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 36.djvu/82

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
78
REVUE DES DEUX MONDES.

jusqu’à l’année suivante… C’est vraiment bon de passer quelques heures entre soi. Et vous venez avec nous ?

Telle est la formule d’invitation des Alsaciens.

Ils partirent à cinq heures du matin. Quelle fraîcheur ! Quelle paix posée sur les prés !… Par le sentier sinueux, la petite caravane gravissait les premières pentes : Suzanne Weiss, en jupe courte, le teint animé sous un chapeau blanc à larges ailes, son père, le geste immense, le verbe abondant et coloré, Reymond, ému plus encore, peut-être, par la présence de la jolie Alsacienne que par la beauté des choses.

— Oui, répétait Weiss, Dictionnaire vous vante la race de ceux qui se montrent trop. Moi, je veux vous révéler la race qui se cache, les braves gens de chez nous.

— Dictionnaire ?… interrogea Reymond.

— Kummel, naturellement ! Ils ont chacun leur sobriquet. Le rat blond, c’est le gendarme Taubenspeck ; l’Ogre, son collègue ; Arminius, le chef des douaniers ; Sourire d’avril, c’est Kraut, et Hollande (sous-entendu fromage de), c’est le juge Döring, le soupirant de ma fille. Ah ! l’Alsacien est malicieux.

— Pauvres gens, je les plains, dit Suzanne. Nous sommes par trop moqueurs !

— Vous voyez, monsieur Reymond, reprenait Weiss, vous voyez ! Elle plaint Döring : l’homme qu’on plaint, on finit par l’aimer et l’homme qu’on aime, on l’épouse. Cela me promet de la joie dans mes vieux jours… Nous sommes à mille mètres, ici. Nous suivons cette crête, ensuite nous plongeons dans la vallée. Regardez, regardez !

Les ombres des monts fuyaient devant la clarté du matin. Le dédale des vallées, les villages posés à plat sur la verdure, le trait blanc des routes ; au delà de la plaine carrelée de cultures le fil du Rhin, la Forêt-Noire ; l’Allemagne, l’Alsace, la France ; c’était si beau que Reymond ne put retenir un regret.

— Tout de même, que les hommes sont bêtes ! Toutes ces barrières ! Tous ces poings tendus ! La nature est plus intelligente. Partout les fleurs s’ouvrent, et l’oiseau, sans se préoccuper des douanes ou des passeports, prend son vol et roucoule en France après avoir roucoulé en Allemagne.

— Nous ne demandons qu’à roucouler, s’écria Weiss. Seulement, il y a des oiseaux qui n’aiment pas à roucouler en cage.