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Mais peu à peu le sentier devient moins bon ; on ne peut rester à cheval, et bêtes et gens, prudemment, longent le rocher au-dessus du précipice. Vers onze heures du matin, on est descendu au niveau de la rivière, et, dans une petite vallée, au milieu du pittoresque désordre des caravanes entremêlées, on fait une courte halte au han[1] de Kouchichté. Le sentier remonte aussitôt, puis descend, remonte, suivant les sinuosités de la Bistritza, passant d’un contrefort de la montagne à l’autre, tantôt à flanc de coteau, tantôt au sommet. A une heure, on arrive au confluent de la Bistritza d’Ipek et de deux petites rivières dont la principale, la Biéloukha, sort en tourbillonnant d’une gorge étroite et boisée. Ces trois vallées profondes et couvertes de neige forment en convergeant un cirque au milieu duquel, sur un plateau isolé, un han invite à faire une nouvelle halte.

On met pied à terre ; mais à peine avait-on ouvert une boîte de conserves, que l’on voit du sentier dévaler, en file indienne, la petite caravane du ministre des Affaires étrangères ; elle passe à une allure rapide ; je la hèle ; de loin M. Jovanovitch crie : « Nous ne pouvons nous arrêter… Pourquoi ?… Je ne sais, mais mon Albanais ne cesse de dire : Marchons, marchons vite ; il faut arriver aussitôt que possible au han de Belaluka. J’ai confiance en Hassan, je lui obéis sans chercher à comprendre. » C’est à peine si ces mots lancés au passage parviennent jusqu’à mon oreille ; en courant, je reviens près des miens et leur déclare que, sans perdre un instant, nous devons suivre la petite caravane. Hassan a évidemment une raison pour être aussi pressé ; nous le saurons plus tard ; pour le moment, il n’y a qu’à faire comme lui et à marcher. Je préviens dans le han mon collègue d’Italie, qui, malgré sa fatigue, se décide à me suivre, et nous nous mettons en route, M. Zarzecki[2], dont le cheval est le plus rapide, prenant les devans.

Le sentier monte en lacets dans la neige ; jusqu’au haut de la colline, nous marchons avec le soleil dont les rayons faiblissant atteignent au-dessus de nous le sommet de la forêt séculaire qui ferme l’horizon. Ils n’ont dû pénétrer qu’un

  1. Ce mot, qui vient du turc, signifie un abri, un refuge, une ombre de caravansérail, qui se trouve généralement dans les endroits isolés.
  2. Vice-consul détaché à la légation de France.