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Nous traversons le village, résidence de boys influens que les revenus des fertiles terres de la Metochie ont enrichis. Leurs koulés sont imposans ; chacune de ces maisons, sorte de château fort, est isolée au milieu d’une immense cour entourée de murailles élevées. Une haute porte en bois plein, ferrée de métal, avec des serrures délicatement ouvragées à la turque, défend l’entrée. Le koulé, simple cube de pierre de taille, haut de deux ou trois étages, n’avait que des meurtrières jusqu’à ces derniers temps ; les Jeunes-Turcs, puis les Monténégrins, à coups de canon, les ont élargies pour en faire des fenêtres : trous béans qui n’ont pas encore été bouchés et déparent le faîte de ces maisons, dont la corniche est si joliment décorée, à la façon mauresque, de motifs noirs, bleus, rouge foncé ou brun, avec parfois un blason et des inscriptions turques. Le village paraît inhabité ; les maisons sont silencieuses ; pourtant une femme se montre à une porte. Une lourde ceinture de cuir, sertie de gros cabochons de pierres de sang, soutient sa jupe de grossier tissu en forme de cloche, laissant voir les jambes prises dans d’épais bas foncés recouverts de guêtres soutachées ; sur la chemise de toile brodée un petit mantelet noir avec des applications de drap rouge ou brun ; un voile noir entoure la tête de mille plis et ramené par-devant forme comme une haute corne ; de cette sorte de hennin pendent des chaînettes de métal ornées de monnaies. Impassible, les yeux fixes, elle regarde la caravane.

Laissant sur notre droite la route boueuse d’Ipek, nous nous engageons dans une prairie ; encaissée entre deux hautes collines boisées, elle se rétrécit peu à peu pour finir en un étroit défilé dont la coupure se dessine dans le lointain ; le monastère de Detchan en cache l’entrée. Malgré ses murailles qui, depuis 1332, ont soutenu tant de sièges, Detchanski Pervenets (Detchan le Premier Couronné) n’est pas très imposant ; de l’extérieur, ses constructions ont l’apparence modeste de bâtimens de ferme ; il fallait en effet éviter d’exciter la convoitise albanaise, et ce n’était qu’après avoir pénétré dans l’immense cour du monastère que l’on pouvait se rendre compte de son importance et de sa richesse.

Au moment où nous entrons, l’archimandrite est avec ses moines, rangés devant la porte de la basilique ; il vient d’en faire les honneurs au ministre de Russie arrivé un peu avant nous, et maintenant, précédant le prince Troubelskoï, il le mène