Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 36.djvu/780

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous ? » À cette question, le président hésite un instant, puis il répond : « Il faut que vous partiez avant nous, car quand nous serons obligés de partir… » S’interrompant, il allonge légèrement la main et l’agite un instant dans un geste qui signifie clairement : «… quand nous serons obligés de partir, il pourra se passer des événemens dont nous ne pouvons prévoir les suites et auxquels les représentans des Puissances ne doivent pas être mêlés. » Il reprend alors : « Il faut que vous partiez avant nous et nous vous conseillons de vous mettre en route dès demain matin ; les Autrichiens avancent vers Andriéwitze, vous n’avez guère que cinq ou six jours devant vous… »

Nous faisons donc nos adieux à M. Pachitch et rentrons pour modifier nos préparatifs de voyage. Chaque légation avait sa caravane prête ; mais il faut maintenant obtenir de nos Albanais qu’ils consentent à changer leur contrat de louage ; on fait prix pour Scutari au lieu de Monastir ; on décide que les chevaux avec les bagages nous attendront à Ipek ; profitant de la route carrossable nous irons jusque-là en voiture ; mais, dans le désarroi général, que de difficultés pour trouver une voiture, et une fois qu’on est parvenu à se la procurer, quelles luttes pour la conserver !

Le 20 novembre au matin, les quatre ministres alliés quittent Prizrend avec le ministre des Affaires étrangères adjoint qu’accompagnent sa femme et son fils.

Dans la rue, la foule qui va, qui vient, sans qu’une issue s’ouvre devant son angoisse, s’arrête, interdite à la vue de nos voitures. — « Où vont-ils ? Où vont les ministres ? » crie-t-on de tous côtés. On interpelle nos cochers, on s’adresse directement à nous. — « Où allez-vous ? Où faut-il que nous allions ? » Pendant trois journées encore les malheureux erreront indécis dans Prizrend, puis la montagne albanaise verra passer l’exode.

En avançant vers Diakovo, nous croisons des réfugiés qui, en grand nombre, se dirigeaient encore vers Prizrend. Leurs regards effarés indiquaient la perplexité dans laquelle les jetait notre rencontre ; ils n’en continuaient pas moins leur route, hésitant à renoncer à l’espoir d’atteindre Monastir, et il fallait pour les convaincre de l’impossibilité d’aller plus loin l’arrivée des caravanes qui nous suivaient. Derrière nous, par groupes, à pied, venaient des nurses anglaises ou américaines, des médecins militaires français en uniforme avec leurs infirmières ;