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fécondé mes premières lectures : je vous dois l’émotion religieuse qui, dans le cours de ma vie, m’a souvent ramené à Dieu.

« Recevez, Monsieur, du plus profond de mon cœur, l’expression de ma respectueuse et tendre admiration.

« AUGUSTIN THIERRY. »


Chateaubriand répond le surlendemain à cet appel d’affliction :


Paris, 21 mai 1844.

« Hélas ! Monsieur, pardonnez-moi si je n’ai pu répondre plus tôt à votre trop admirable lettre et que je ne mérite point du tout. Je n’avais point ma main, elle était absente, et j’ai été obligé d’attendre son retour jusqu’à ce matin. Non, Monsieur, j’espère que le Ciel vous laissera longtemps votre digne compagne ; vous vivrez pour elle, elle vivra pour vous. Voilà tout ce que je puis vous dire. Je suis si vieux que je pleure toujours, non certes de regret de la vie ; je devrais être consolé, puisque j’ai rencontré un homme comme vous sur mon passage. Heureusement que j’ai le ferme espoir en Dieu, qui nous recevra tous les deux dans son sein quand il jugera à propos de nous appeler. Je n’aurai pas à prier pour vous, c’est vous qui prierez pour moi. Monsieur, je n’ai jamais tant ressenti le besoin et la consolation de la religion qu’en ce moment où je pleure d’attendrissement et de regret. Qui pourrait remplacer l’espoir que j’ai heureusement toujours eu en Dieu, et pour moi tout indigne que je suis, et pour ceux qui, comme vous, Monsieur, sont l’objet continuel de ma tendre et sainte admiration ?

« CHATEAUBRIAND. »


Ce billet à tournure parénétique est, à ma connaissance, du moins, le dernier qu’ait adressé Chateaubriand à Augustin Thierry. Je n’ai pas non plus trouvé trace, dans les brouillons de celui-ci, d’une correspondance ultérieure entre eux.

Mme Augustin Thierry mourut le 10 juin. Ce fut pour celui qu’elle laissait seul, dans la souffrance et les ténèbres, un coup atroce, dont il ne se consola jamais : « J’ai dans l’oreille une voix que je n’entends plus, écrit-il encore six années plus tard, et dont un seul mot suffisait pour éloigner de moi tout ennui…