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paysans des campagnes dans leur vêtement national, avec leurs femmes, leurs enfans, vont droit devant eux, la plupart à pied ; quelques-uns dans des chars ; lentement les automobiles frayent un passage à travers ce peuple en marche. Parfois pourtant la foule s’ouvre comme d’elle-même. On passe entre deux interminables files de prisonniers autrichiens qui, déguenillés, misérables, nu-pieds, avancent péniblement sous la garde de quelques vieux paysans, soldats du troisième ban.

A Stimlia, où les routes de Ferizovitch et de Liplian se rejoignent, la foule est compacte ; c’est là que cherchent un gîte ceux qui ne peuvent arriver avant la nuit à Prizrend. Nous traversons leurs tristes campemens et bientôt de l’un des lacets de la route nous voyons au loin l’immense plaine de Prizrend. La chaîne de montagnes que dominent les cimes neigeuses du Char Dagh forme à l’horizon comme un arc de cercle au milieu duquel, sur quelques collines piquées d’arbres, est posé Prizrend avec sa vieille citadelle et ses maisons en amphithéâtre.

On dirait Brousse au pied de l’Olympe et en approchant de la ville aux ponts de bois sur les multiples bras de la Bistritza aux eaux vives, la ressemblance est plus frappante encore.

Toutes les boutiques sont fermées, tous les volets sont clos, comme en un jour de panique ; mais le long des maisons les habitans se tiennent rangés, muets ; ils regardent passer les automobiles et après qu’ils ont passé, longtemps encore ils restent immobiles comme frappés de stupeur. A travers cette foule que l’étonnement et la crainte ont figée sur place, par un dédale de rues étroites et pittoresques, nous montons vers la préfecture où nos logemens nous sont indiqués par des fonctionnaires en désarroi. Les grandes salles de l’ancien konak albanais sont désertes ; dès le lendemain, la préfecture est envahie ; la foule en obstrue les escaliers, en remplit les vastes antichambres, se pressant à la porte des ministres réunis en permanence.

Deux, trois journées se passent dans la fièvre pendant que, au Nord, dans un suprême effort, les armées serbes attaquent les Bulgares pour essayer de se dégager et de tendre la main aux Alliés. Parmi les réfugiés beaucoup attendaient avec confiance le résultat de la bataille ; d’autres, plus prudens, continuaient vers Monastir par Lioumkoula et Dibra leur marche que la neige venait rendre plus pénible encore.