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campagne vers la ville lointaine. Le roi Pierre qui se trouve à Prichtina, a demandé à voir le président du Conseil ; M. Pachitch se rend à l’appel du souverain, il viendra directement en automobile nous rejoindre à Prizrend.

Le train continue sa marche lente. Nous sommes dans la plaine de Kossovo.

Debout, aux portières, tout le long du couloir du wagon, les ministres regardent : c’est toute l’histoire de la Serbie qui passe devant leurs yeux ; la période héroïque des Nemania ; la légendaire bataille de 1389 qui vit la fin de l’empire de Douchan ; sous le joug turc, les longs siècles de servitude qu’adoucit le chant de la guzla célébrant les exploits du tsar Lazar et de ses preux ; puis les Jeunes-Turcs amenant dans ces lieux si longtemps délaissés le sultan Méhemet et convoquant cent mille Albanais pour jurer devant le tombeau du sultan Mourad fidélité au Padischah ; et, c’est enfin, après tant de vicissitudes, la Serbie victorieuse à Koumanovo revenant en triomphatrice dans cette plaine où, aujourd’hui, ses soldats épuisés se raidissent dans un suprême effort.

Debout aux portières, les ministres regardent pensifs ; nous nous tenons auprès d’eux, partageant leur émotion, et, d’un geste triste, ils nous montrent au passage ces sanctuaires du patriotisme serbe, le tombeau du tsar Lazar, et l’église de Grajdanitza.

Poursuivant notre route douloureuse à travers la plaine historique, nous voyons au loin sur les collines serpenter une ligne notre qui s’allonge dans les champs et chemine dans la direction de Liplian. Des troupes en marche ? Non, une foule ; la foule des habitans des villes du Nord de la Serbie réfugiés à Kourchoumlié, à Prokouplié, à Prichtina, qui maintenant fuient ces localités pour gagner Prizrend et Monastir ; misérable exode qui laisse prévoir ce que sera dans quelques jours cette route quand, aux malheureux qui la couvrent déjà, s’ajouteront les réfugiés des régions que nous venons de quitter.

Le train s’arrête à Liplian ; des automobiles nous attendent ; nous y montons sans perdre de temps, afin de pouvoir ce soir encore arriver à Prizrend. Mais si, grâce à la résistance acharnée des Serbes à Katchanik, la route est libre, elle est presque impraticable, tant elle est encombrée : bourgeois des villes, professeurs, fonctionnaires en jaquette et chapeau rond,