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du pain ; il faut encore les rapporter chez soi et quiconque porte quelque chose qui se mange est aussitôt entouré, interrogé : « Où cela s’achète-t-il ? Combien cela a-t-il coûté ? » Des gens veulent toucher cette rareté qu’ils envient ; d’autres en suivent l’heureux possesseur comme poussés par un irrésistible instinct.

La rue a faim ; à la vue d’un tas de choux, des soldats s’arrêtent ; longtemps ils restent à le contempler, sans parler. Le marchand albanais a un moment d’inattention ; vite, l’un des soldats happe un chou et se sauve ; machinalement, un autre l’imite ; un troisième a déjà porté à sa bouche le chou qu’il a ramassé à ses pieds dans la fange ; avidement, il en mange les feuilles noires de boue, gluantes ; il mange et ne pense même pas à se sauver. Mais le marchand a remarqué le geste des soldats ; et, gourmandant de loin les deux premiers, il arrache de la bouche du troisième le chou qu’il rejette sur son tas, et tristement, sans un mot de plainte, sans un mouvement de révolté le soldat s’éloigne ; depuis plusieurs jours, il n’avait pas mangé ; quand mangera-t-il ?

La rue marche. Inlassablement, la foule va, vient, sans but. On se cherche, on s’interroge, prêtant l’oreille à tous les propos, à tous les bruits les plus pessimistes, comme les plus optimistes. L’anxiété se lit sur les visages de ces gens que l’incertitude du lendemain oppresse. Ils sentent qu’ils ne pourront rester longtemps à Mitrowitza ; mais quand devront-ils partir ? Où leur faudra-t-il aller ? au Monténégro par Ipek ou bien à Monastir par Prizrend ?

Les ministres alliés sont observés, guettés. Eux-mêmes, d’ailleurs, se préparent au départ. Dans les boutiques du bazar, on ne voit que diplomates s’équipant en vue des caravanes prochaines ; l’un achète une selle turque, l’autre de gros souliers fabriqués en Amérique pour les soldats serbes, celui-ci d’épais bas albanais, celui-là un bachlik qu’il apprend à nouer autour de sa tête pour se garantir du froid et de la neige ; tous se munissent de l’ample caoutchouc militaire qu’une coopérative d’officiers évacués d’Uskub sur Mitrowitza leur permet de se procurer.

Déjà le détachement français d’artillerie navale de Belgrade a pris par Ferizovitch la route de Prizrend et de Monastir ; il est suivi par les marins russes et les marins anglais, par le personnel des hôpitaux russes, et par le premier échelon du corps diplomatique.