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jambe cassée ; il souffre atrocement, mais ses douleurs, affirme-t-il, seraient moindres, si on plaçait auprès de lui une sacoche en cuir jaune qu’il tenait au moment de l’accident ; on la retrouve et dès qu’il la voit, rassuré, il s’évanouit ; on ne sut que plus tard que ce dévoué serviteur avait ainsi sauvé les chiffres de la légation d’Italie dont il avait la garde.

Que deviendra, surtout si la pluie se met à tomber, cette route si dangereuse, lorsque y passeront les réfugiés, les troupes en retraite, les convois de matériel ? Les automobiles en panne, les voitures enlizées la jalonneront bientôt, et, des tracteurs culbutés, bien des caisses rouleront dans l’Ibar dont les eaux charrieront ainsi la malle d’uniformes d’un ministre de France.


Une immense caserne peinte encore comme du temps des Turcs en jaune d’ocre, et la grande bâtisse du konak près de laquelle se dresse un minaret, occupent le sommet de la colline sur laquelle, au centre d’une large plaine que coupent I’Ibar et son affluent la Sitnitza, s’étage Mitrowitza. En face, un rocher isolé porte les ruines du légendaire château du Swetchan qui a vu la fin mystérieuse d’Ourosch Detschanski, le père de l’empereur Douchan.

Le bazar est vivant, la rue animée ; il semble que la ville ait son aspect normal. Mitrowitza est calme alors que la Serbie entière est en émoi. Devant les maisons, les enfans courent : petites filles aux larges culottes bouffantes, aux vestes criardes sur la chemise brodée, sur le dos la maigre natte teinte au henné dans laquelle, pour conjurer les mauvais sorts, est passée l’amulette bleue ; gamins aux yeux vifs, les babouches lâches aux pieds, jouent à la palette ou tiennent les ficelles de leurs cerfs-volans. La Serbie est en émoi, mais à Mitrowitza, l’Albanais, les jambes croisées sur son escabeau, égrenant son tesbih, regarde de sa boutique passer les ministres étrangers ; il ne s’en étonne pas ; il regardera avec la même placidité arriver la foule des réfugiés, l’armée, le gouvernement ; il les verra partir et il restera aussi impassible. C’était écrit !

On voudrait avant la nuit avoir parcouru tous ces pittoresques quartiers de Mitrowitza : ici, le regard s’arrête sur un groupe de maisons aux fenêtres grillagées de moucharabiés anciens, aux toits et aux auvens peints de couleurs vives ; là, un