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A Uchtié, à mi-chemin environ de Rachka, on fait halte, et, dans la méhana de jeunent diplomates, ministres et députés serbes, médecins étrangers ; ils se pressent autour des tables auprès desquelles, passant ici il y a vingt-cinq ans, je n’avais vu que quelques paysans buvant leur slivovitz en chantant. J’avais, en 1891, couché une nuit dans cette auberge, que connaissent tous ceux qui ont visité l’antique monastère de Studenitza. Dans le tumulte de ce jour, ma pensée se reporte vers ce paisible voyage ; je revois l’étroit sentier qui, d’Uchtié, nous a, mes amis serbes et moi, menés à travers la forêt au vallon dans lequel se cache le couvent, avec ses murailles, ses cours, sa basilique, chef-d’œuvre de l’art serbo-vénitien, restée intacte à travers les siècles et disant la gloire du saint roi Stéphane, dont la châsse, palladium des Serbes, allait, tragique symbole, suivre l’armée sur le chemin de l’exode.

Mais les soucis de l’heure présente ont bientôt chassé ces souvenirs qu’évoquait, avec moi, le président de la Skouptchina, M. Andra Nikolitch. Les automobiles repartent. Nous dépassons des soldats, en khaki, astiqués comme pour une revue ; quelques-uns ont une baguette à la main, d’autres une petite pipe aux lèvres ; ils vont d’un pas rapide, comme s’ils faisaient du sport ; c’est le détachement que commandait à Belgrade l’amiral Trowbridge et dans cette région si reculée des montagnes serbes, cet uniforme de marins anglais surprend un instant. Il n’y a d’ailleurs que peu de monde sur le chemin : nous précédons l’exode qui, de Kraliévo, commencera dans la soirée pour se continuer les jours suivans aussi longtemps que les obus allemands le permettront.

Quand nous arrivons à Rachka, il fait presque nuit. Quelques maisons bordent l’Ibar à l’endroit où à ses eaux se mêlent celles de la petite rivière qui vient de Novi-Bazar : de ce quai, par une montée très raide, une rue conduit à la place qu’entourent les maisons qui forment le village de Rachka et qu’en un instant les automobiles ont envahie. Chaque habitant vient chercher son hôte.

Au réveil, dans la lumière du matin, le petit village séduit ses visiteurs. Accroché à la montagne, il domine les vallées de l’Ibar et de la Rachka, et l’on comprend l’importance qu’a eue dans l’histoire ce nid d’aigle qui commande les routes que de