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passaient pour inaccessibles ? La rue a pris un aspect lugubre ; sous la pluie qui ne cesse de tomber, la cohue est morne, silencieuse ; la boue rend difficile la circulation, devenue de plus en plus intense. Partout règne la confusion. Les légations ne parviennent plus à trouver pour leurs nationaux le gîte ou le pain indispensables ; l’une cherche à loger cent infirmières, nurses, doctoresses qui viennent inopinément lui demander protection ; une autre ne sait où diriger le matériel et le personnel de trois hôpitaux, qui, à la fois, se sont repliés vers Kraliévo ; une autre voit arriver un lamentable cortège de femmes et d’enfans ; ce sont les familles des mineurs de Bor ; à l’approche des Bulgares, elles se sont mises à marcher sur la route ; elles veulent rejoindre les pères, les maris mobilisés en France. Pauvres femmes qui, abandonnant leur tranquille maison de Bor, se sont lancées à l’aventure dans l’exode général. Elles sont venues jusqu’ici en chemin de fer ; comment continueront-elles leur voyage ? Par quelles épreuves passeront-elles avant d’arriver à la mer ?

Il devenait évident que le séjour à Kraliévo ne pourrait plus se prolonger bien longtemps. Dans chaque légation, on se prépare au départ ; chacun fait un choix parmi ses bagages : ici, ce qui sera abandonné ; là, ce qu’on emportera ; bien peu de choses, car on disposera de si peu de place en automobile ou en voiture ! Les conditions dans lesquelles on va voyager offriront si peu de sécurité qu’il paraît prudent de brûler ses papiers. Que d’heures passées ainsi, le 28 octobre, devant ces foyers où sont jetées pêle-mêle, déchirées, correspondances officielles, lettres privées. Quelle tristesse dans cette cendre qui confond tant de lettres, lettres de courage de sœurs ou de femmes d’amis tombés pour la France, lettres d’espoir et de confiance d’hommes qui, plus heureux que nous, vivent dans leur pays en guerre ; partageant les émotions de ceux qui les entourent ! Une page se tord sous la flamme ; les lignes apparaissent comme grandies ; des mots sautent aux yeux : « Que la France est belle ! » C’est un billet de Maurice Barrès. Une seconde s’écoule, et, toute noircie, la page s’en est allée en cendres.

Mais on ne peut tout brûler, et, du pont de la Morava de l’Ouest, les ministres d’Angleterre et de France jettent en plein courant ceux des sceaux et des timbres de leur légation dont ils ne peuvent alourdir leur sacoche officielle.

Cette journée finit dans une impression de désastre. Dans