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proposer d’assister chez nous, demain dimanche, à une lecture des Mémoires de M. de Chateaubriand, qui commencera à huit heures précises. Voyez si le cœur vous en dit ; il n’y aura là que de la littérature et de l’amitié, deux choses qui, hélas ! vous sont devenues bien indifférentes.

« Tout à vous, mais tristement.

« AUGUSTIN THIERRY. »


Chateaubriand lui-même apporte en outre cette intéressante confirmation :


Paris, 26 juillet 1836.

« Votre lettre, Monsieur, m’a fait le plaisir le plus grand et m’a rendu trop fier. Je vous en remercie mille fois ; je la dois à la bienveillance de votre talent et à la bonté gracieuse de Mme Thierry. Hélas ! Monsieur, j’ai assisté tous ces jours-ci à des scènes bien douloureuses, j’ai vu hier mettre dans la tombe ce même jeune homme plein d’avenir que j’avais vu chez vous attentif à l’histoire de ma vieille vie. Ainsi Dieu retire de ce monde tout ce qui s’élève et se distingue de la foule, parce qu’il faut que la société actuelle se décompose et aille à sa destinée. Je croyais bien que M. Carrel me survivrait ; mais mes malheureux cheveux blancs m’ont si souvent trompé que je ne croirai plus en eux[1].

« C’est en vous que je crois, Monsieur, dans votre gloire que j’admire bien sincèrement. Je pars à l’instant de Paris ; je serai un mois absent. Offrez, je vous prie, mes respectueux hommages à Mme Thierry : si c’est elle qui déchiffre mon griffonnage, elle les lira ici.

« CHATEAUBRIAND. »


L’automne de 1837 devait amener à Augustin Thierry le tracas d’une sérieuse préoccupation littéraire. Dans un article consacré à la mémoire d’Armand Carrel[2], Désiré Nisard crut pouvoir avancer que celui-ci avait aidé de sa collaboration l’auteur de la Conquête de l’Angleterre et que les derniers livres de l’ouvrage avaient été écrits par eux en commun.

La fierté d’Augustin Thierry s’émut douloureusement ; il

  1. Carrel venait d’être tué en duel le 22 juillet par Girardin.
  2. Revue des Deux Mondes, 1er octobre 1837.