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mille livres. Quarante-cinq arpens de jardins dessinés selon les préceptes de Le Nôtre. Le château, sur une colline, donnait, par trois perrons, sur des terrasses bien étagées et ornées de bassins, de bosquets, de statues ; et puis le fleuve, ses bateaux, ses barques de plaisance ; et la route de Versailles, si animée si noblement. Coypel eut à décorer les salons de Vénus et d’Amours. Il y avait, pour n’omettre ni le divertissement ni le souci de l’âme, un théâtre et une chapelle. Detroy peignit, dans la chapelle, les trois vertus théologales. Bernard prodiguait, au château de Passy, les fêtes glorieuses ; il invitait le meilleur monde : et le meilleur monde venait à son appel, très volontiers. Meusnier de Querlon, qui fut des fêtes de Passy, les a racontées sous la fiction des Soupers de Daphné : Daphné près d’Antioche, c’est Passy près de Paris ; Ampélide, « aventurier de Nicosie, prodigieusement enrichi par le commerce maritime, » c’est M. Bernard ; et Melsaria, Mm0 de Fontaine. Meusnier de Querlon n’a vu les amans que tard et quand le riche Ampélide a passé ses vigoureux quatre-vingts ans : il montre le vieux Samuel Bernard qui, « au milieu d’une brillante escorte, marche lentement, appuyé sur le bras de la complaisante Melsaria, qui pliait déjà sous son propre embonpoint. » Mais le faste est mirifique ; la table ne laisse plus songer à celle de Cléopâtre, aux festins de Caprée ou de Pouzzoles, triomphes de Tibère ou de Lucullus. Et les femmes ! et les lumières ! et, dans les jardins, ce mélange d’ombre et de clarté si favorable aux tendres aventures !

Le château de Passy ne fait pas négliger à Bernard son palais de la place des Victoires. Et sa liaison, qu’il affiche, ne lui fait pas négliger sa famille. C’est un homme d’ordre et qui ne s’enferme pas dans une seule idée : il a le cœur large comme ses coffres et administré pareillement. Vers la fin de l’année 1716, il perd Madeleine Clergeau. Il a soixante-cinq ans alors, et une maîtresse : quatre ans plus tard, il se remarie ; et ce n’est pas sa maîtresse qu’il épouse. Il ne va pas renoncer à sa maîtresse. Mais il épouse Pauline de Saint-Chamans, belle-sœur de l’un de ses fils. Et, l’année suivante, il a une fille, Bonne-Félicité. La seconde Mme Bernard avait, en se mariant, vingt-cinq ans : il est possible que la fortune de Bernard ait un peu compté dans sa résolution. Quant à Bernard, ce qu’il aima en elle, c’est probablement elle et certainement la noblesse, dont il avait une vive concupiscence.

En 1706, il écrivait au contrôleur général : « L’honneur est le seul objet qui m’a toujours gouverné ; j’en suis avide, peut-être un peu trop. C’est un défaut, dont je n’ai point envie de me corriger. » Cette fierté n’est pas médiocre ; et, dans le cours de sa longue vie, Samuel