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Flandre et l’Espagne, et de tous les subsides, et si j’étais de trente-cinq millions en avance, pour votre service, sans avoir aucune assignation, la tête ne me tourna pas pour cela… » La tête ne lui tournait pas, à moins que sa vanité, qu’il avait énorme, ne le troublât. « C’était un homme fou de vanité, dit Saint-Simon, capable d’ouvrir sa bourse, si le Roi daignait le flatter. » Le Roi, dans les mauvais jours, daignait le flatter, Louis XV après le Grand roi.

Un soir qu’on devisait de la Régence et du Système, chez Mme la duchesse de Tallard, fille de M. le duc de Rohan, prince de Soubise, et qui fut nommée gouvernante des Enfans de France après Mme de Ventadour, voici ce qu’elle raconta. Le duc de Noailles avait, dans un moment très difficile, la charge des finances. Il causa donc avec Bernard et n’eut pas à dissimuler qu’on lui serait fort obligé pour une douzaine, qui sait ? pour une quinzaine de millions. Bernard faisait sombre mine ; et, à la fin : « Ma foi, monsieur le duc, que le Roi m’en parle, et nous verrons ! » Bernard, en somme, exigeait de Louis XV la même faveur qu’il avait reçue de Louis XIV. Et le duc de Noailles dut organiser avec le Roi la « présentation » de Bernard. Ce fut à Choisy. On mit Bernard dans l’antichambre du Roi ; et : « Dès que le Roi aura fait ses prières, on ouvrira, et nous entrerons. » A l’instant que le Roi partait pour la chasse, le Roi dit à Bernard : « Vous voyez, monsieur Bernard, que je vais à la chasse. La promenade convient mieux à votre âge ; aussi vous laissé-je dans les mains du duc de Noailles. Il vous mènera voir ici tout ce que vous voudrez, vous promènera dans les jardins, vous donnera à dîner ensuite… » Ce n’est pas tout : « et vous parlera de l’argent dont j’ai besoin… » Ce n’est pas tout : « et que je vous demande. » Ah ! Louis XIV qui, en général, faisait mieux que son arrière-petit-fils son métier de roi, faisait mieux son métier de roi qui emprunte : il promenait Samuel Bernard ; Louis XV le donne à promener. Mais enfin, Bernard fut enchanté. Mme de Tallard assure qu’il se confondit en révérences et qu’il n’avait pas eu le temps de se redresser que déjà le Roi était à cheval. Au bout du compte, le Roi n’avait pas oublié les mots indispensables : « Je vous demande… » Bernard ne se refusera point à la prière du Roi. Promptement, le duc de Noailles lui fait visiter les appartemens royaux : la chambre où le Roi s’habille ; un cabinet qui précède la chambre du Conseil et où le Roi travaille, — mais, tout jeune qu’il soit, le Roi travaille partout, et notamment les finances, monsieur Bernard ! — le salon où l’on se rassemble le soir, la salle à manger ; les petits appartemens où pénètrent seulement le service intime et