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contenu ne suffit point à ramener ces fanatiques à la raison. Des jeunes gens et des jeunes filles se félicitent d’avoir échappé aux bourreaux (c’est ainsi qu’on nous appelle). Ici l’on doit se faire un cœur d’airain. Nous procédons avec rigueur : l’on fusille quiconque se rend suspect, l’on arrête celui qui parle français et on le fusille aussi s’il fait mine de résister. Ç’a été pour moi une véritable satisfaction que de pouvoir descendre deux francs-tireurs près de Saint-Privat. » En admettant même que l’imagination du peintre ait ajouté quelques touches à ce tableau poussé au noir, son témoignage ne laisse guère de doutes sur les vrais sentimens des Lorrains.

L’Alsace a-t-elle offert au patriotisme germanique des spectacles plus consolans ? Un landwehrien wurtembergeois, transporté par la voie ferrée d’Heilbronn à Neuf-Brisach, raconte comment il a cru entrer en terre ennemie lors de l’étape que son régiment franchit ensuite à pied en terre alsacienne : pas un cri de sympathie sur le passage de la troupe, aucune réponse à la question obligée : avez-vous vu les Français ? Parfois même des rebuffades de la part des paysannes. C’est à Colmar, où réside une forte colonie allemande, que les soldats retrouvent la sensation de vivre dans leur propre pays. Tout au contraire, les Français ont été, lors de leur première entrée à Mulhouse, accueillis par des cris de « Vive la France ! » et couverts de fleurs. Après leur retraite, leurs traînards ont reçu un asile chez des civils, notamment chez des ecclésiastiques, qui ont favorisé leur fuite. Plus tard enfin, lors de la poursuite, toutes les fois que des soldats allemands demandent leur chemin à un paysan alsacien, ils se voient infailliblement indiquer la route qui les fera tomber dans une embuscade ennemie. Comment s’en étonner d’ailleurs dans un pays où, de l’aveu de l’un d’eux, « les expressions usuelles, les mœurs et les coutumes sont restées françaises[1] ? »

Ils semblent d’ailleurs avoir d’autant moins sujet de se scandaliser de cet état de choses qu’eux-mêmes nous en donnent les raisons en même temps qu’ils en notent les manifestations. Hans Bartsch, rencontrant un Alsacien aisé en chemin de fer, cherche à exercer sur lui son ardeur de propagande pangermaniste, et se met à lui vanter les mérites de l’administration

  1. Thümmler, III, p. 9 et VI, p. 9 ; Krack, pp. 50-51.