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Cette épreuve passagère une fois traversée, a-t-il retrouvé au moins cet équilibre moral dont il se plaît à revendiquer le monopole ? On pourrait en doutera voir avec quelle insistance Ganghofer ne cesse de dénoncer chez ses compatriotes cette « impatience nerveuse (nervöse Ungeduld), qui trop souvent s’égare en bavardages dépourvus de sens, ou en jugemens malveillans et injustes sur l’armée et ses chefs. » Ce n’est pas une fois, mais vingt fois que de pareilles expressions reviennent sous la plume de cet écrivain[1]. — Une autre preuve de l’inconsistance de l’opinion, c’est sa facilité à admettre sans contrôle les nouvelles les plus invraisemblables. C’est devenu chez les combattans allemands un lieu commun que de railler les fanfaronnades qui remplissent les colonnes des gazettes françaises ou belges. « On ne pourrait se les imaginer, écrit l’un d’eux, si l’on ne les avait lues de ses yeux[2]. » Mais que dire alors de leurs propres journaux ? Le texte en apparaît à Kutscher tellement « truqué et censuré » que la lecture lui en inspire un insurmontable dégoût et porte sur les nerfs de ses compagnons d’armes : « Se voir arrêter et canarder sans merci devant Reims, avoir chaque jour une attaque à repousser et lire ensuite en caractères gras, dans les feuilles publiques, que Reims est tombée sans combat et qu’on y a fait un gros butin, c’est là me demander plus que je n’en puis supporter[3]. »

Plus fantastiques encore sont les nouvelles qui, sans avoir été recueillies par les journaux, trouvent du crédit dans les rangs de l’armée : passage et arrestation en Allemagne d’automobiles françaises transportant en Russie des milliards en or ; déclarations de guerre successives de l’Italie à la France, de la Suède à la Russie et des États-Unis à l’Angleterre ; capture de 55 000 Français avec 105 canons à la bataille de l’Ourcq ; suicide du général von Emmich, auquel l’Empereur aurait âprement reproché les lourdes pertes subies par son corps d’armée : tels sont les bruits divers dont Kutscher se fait l’écho. D’autres sont plus absurdes encore : un soldat explique les difficultés rencontrées dans la guerre des Vosges par les travaux de fortification que les Français auraient opérés en pleine paix en territoire allemand, sur des terrains de chasse loués par leurs

  1. Ganghofer, pp. 82-84, 102, 113, 131, 136, 138, 172, 207.
  2. Der deutsche Krieg in Feldpostbriefen, IV, p. 100.
  3. Kutscher, p. 138 ; Cf. pp. 130, 146, 182, 219.