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l’impression de la distance, de nous faire voyager et de mettre, dans la construction d’un vaste horizon, la mesure et le nombre qui y furent mis dès l’origine. » L’écrivain, du moins, y conduit la plume, quand le pinceau n’y peut aller ; et ce que les peintres nous donnent si rarement, la sensation des grands espaces, ses paysages écrits nous l’ont maintes fois procurée. Il nous découvre ces horizons de montagne, de plaine, de rivage, où l’esprit discerne l’architecture de la terre et s’exalte à la contempler. On se rappelle la montée à Sainte-Odile, au milieu des Oberlé, et la brusque apparition de l’Alsace à travers la brume déchirée : « Toutes ces âmes d’Alsaciens s’émurent. Trois cents villages de leur patrie étaient au-dessous d’eux, dispersés dans le vert des moissons jeunes. Ils s’endormaient au son des cloches. Chacun d’eux n’était qu’un point rose. Le fleuve, presque à l’horizon, mettait sa barre d’argent brun !… » Plaçons en regard de ce tableau de Chintreuil, tout baigné de la lumière d’Alsace, la description du Mont Ventoux, léger, rose et violet, vu de l’extrême pointe du rocher des Doms. C’est toute la Provence du Rhône qui s’étend devant nos yeux : « Le paysage d’Avignon manque de lignes. Il n’a que les deux pentes du Mont Ventoux… La pente du Nord, abrupte, dressée comme dans un rempart contre le vent ennemi ; l’autre tellement douce, lente, aisée et longue vers la plaine, qu’on y monte déjà en pensée aussitôt qu’on l’a vue, et qu’on y bâtit sa maison de rêve, abritée et ensoleillée, d’où l’on pourra suivre, dans la paix des après-midi clairs, la fuite du Rhône à travers les villes d’histoire et les vieux oliviers… » Relisez la suite, si vous êtes en goût, dans les Récits de la plaine et de la montagne.

L’œuvre de M. René Bazin a évoqué bon nombre de nos chères provinces. On en tirerait par centaines des paysages analogues à ces aquarelles précieuses, où Turner a fixé amoureusement l’es traits de son pays. C’est une preuve, entre bien d’autres, qu’il n’y a pas d’écrivain plus attaché au sol que l’auteur de La douce France. Quoi qu’il compose, il nous intéresse à la grandeur de notre patrie, et ces pages nouvelles sont encore toutes pleines de la gloire française.


PIERRE DE NOLHAC.