Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 36.djvu/640

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et le soleil illuminateur, de qui tout dépend. » Ce promeneur ne cherche pas son plaisir au hasard. S’il se dirige aussi sûrement vers les belles choses, c’est qu’il s’y est exercé dès sa jeunesse et qu’il a eu un initiateur magnifique. Au temps où il commençait à Paris les études qui devaient le conduire à une chaire de droit criminel à la Faculté libre d’Angers, sa chambre de la rue de Fleurus était voisine d’un atelier de la rue d’Assas, où Ferdinand Gaillard gravait, loin du monde, du bruit et de la réclame, ses incomparables cuivres. C’était en 1872, à la plus belle période du talent de l’ancien prix de Rome, « celle qui n’eut de limite que la mort ; » il entreprenait alors sa série de portraits d’après nature, la plus parfaite qu’ait donnée le burin original au siècle dernier. On sait que le portraitiste des papes et des célébrités catholiques a produit son chef-d’œuvre pour un simple moine, de la plus haute lignée, il est vrai, Dom Guéranger, auteur de l’Année liturgique. L’étudiant angevin admirait le religieux de Solesmes, et tous les purs enthousiasmes des vingt ans étaient en lui. On peut deviner combien il plut au graveur, qui n’aimait que les âmes sincères comme la sienne. Il recevait le jeune homme dans son atelier, pendant son travail, lui donnait à feuilleter ses albums d’Italie, ses calques, ses aquarelles, formait son goût par ces mots de maître qui, entendus à un certain âge, sont décisifs. « C’est lui, écrit M. René Bazin, qui me servit de guide dans mes premières visites aux musées du Louvre et du Luxembourg. Oh ! il ne pontifiait pas. Il avait la belle manière, qui est de s’arrêter devant un petit nombre d’œuvres maîtresses et de ne dire que les mots nécessaires, tout pleins de sens. Parfois même, s’il voyait que mon esprit partait et galopait, il se contentait de sourire et de proférer quelques petits grognemens et exclamations, comme un piqueur qui sonne le bien-aller. Si le regard se voilait, si un peu d’hésitation marquait chez moi la nouveauté de l’impression, l’étonnement, la distance, il jugeait, il montrait l’habileté cachée, il définissait le tempérament, l’époque, la pensée, la parenté de l’artiste. Et, comme ceux qui savent très bien, il disait brièvement. »

Après bien des années, la reconnaissance d’un disciple s’exprime par le portrait d’un maître modeste, longtemps méconnu de son vivant, qui s’était débarrassé de toute servitude d’ambition pour mieux poursuivre son idéal d’expression et de