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nous y sommes accrochés comme les gens qui se noient, avec frénésie[1]. »

Son amitié, sa vénération s’émeuvent devant les renoncemens de Chateaubriand et sa fureur de sacrifice. A la sollicitude qu’il témoigne, aux possibilités qu’il exprime, aux avis respectueux qu’il formule peut-être, répond cette lettre altière, débordant à la fois d’orgueil exaspéré et d’écrasant mépris, révélatrice à cette date de sentimens nouveaux où les partisans du « républicanisme » de Chateaubriand trouveront sans doute un appoint d’argument en faveur de leur thèse[2] :


Paris, 11 septembre 1830.

« Vraiment, Monsieur, je ne saurais vous dire à quel point je suis touché de l’intérêt que vous voulez bien me témoigner. Le sort a fait que ma vie s’est écoulée au milieu d’hommes qui ne m’entendaient pas et avec lesquels je n’avais aucune sympathie, tandis que ceux vers lesquels la nature m’inclinait ne m’ont apparu qu’au moment où tout finit pour moi, amitiés et jours.

« Je m’en vais du moins, Monsieur, avec la paix d’un honnête homme. Je crois avoir un peu contribué à la liberté de mon pays ; la presse me doit peut-être quelque chose, et c’est elle qui vient d’affranchir ma patrie. Mes doctrines triomphent et ma chétive personne périt. Qu’importe alors ? Je sacrifie bien volontiers la seconde aux premières. Je ne suis d’ailleurs pas bien rassuré sur l’indépendance que nous avons conquise. Si la France s’était formée en République, j’y serais resté parce que j’aurais vu logique et conséquence dans le fait et que je n’aurais eu à violer aucun serment ; mais troquer une monarchie contre une usurpation sans gloire qui sera tôt ou tard obligée de recourir aux lois d’exception, changer une couronne conservée pendant neuf siècles au trésor de Saint-Denis pour une couronne trouvée dans la flotte d’un chiffonnier, cela ne vaut pas la peine d’un parjure. Je n’ai conservé de ma jeunesse qu’un certain goût du malheur qui me range du côté de l’infortune, même méritée. Je partirai pour la Suisse aussitôt que j’aurai achevé l’impression de mes trois volumes : elle est très

  1. Lettre à la princesse Belgiojoso.
  2. Je n’ignore pas les Considérations qui précèdent la traduction du Paradis Perdu, mais elles furent écrites en 1836, bien postérieures par conséquent à cette lettre.