Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 36.djvu/618

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
614
REVUE DES DEUX MONDES.

son apprenti ont été tués dans leur boutique, en février une femme et ses deux enfans !… La guerre !

Bonnes nouvelles de René. Il se bat en Alsace. Je ne vous étonnerai pas en vous disant qu’il a obtenu déjà deux citations. Je suis fier de mon cadet.

Vous a-t-on écrit qu’Émile Zumbaoh est tombé au bois de la Grurie ? Son « évasion » d’Alsace avait été quelque chose d’extraordinaire. Toujours modeste, toujours silencieux, il s’est battu avec une bravoure, un mépris de la mort, qui lui ont valu la médaille militaire. Et il a été frappé dans un assaut, à dix pas de la tranchée allemande, d’une balle en plein cœur. Brave ami !… Le premier de notre petit groupe d’élèves qui s’en va. À qui le tour ?

Et André Berger, dont René disait, quand nous montions dans la nuit sur la montagne : « Il me dégoûte : quand il parle on croirait qu’il a la bouche pleine de sucre en poudre, » Berger, si froid, si distant, si agaçant, est admirablement noté, toujours présent pour les sales besognes. Bravo !

Des pauvres Weiss, rien ou peu de chose. François se bat avec nous. Quant à Charles, surpris par la déclaration de guerre aux confins de la Russie, surveillé de près, certainement il est entré dans la danse dès les premiers jours. Vous le connaissez. Vous réalisez ce qu’il a dû souffrir. Depuis longtemps, plus un mot de lui. Qu’est-il arrivé ?… Je n’ose y penser et je ne vous en dirai pas davantage, de crainte d’en trop dire.

La grandeur de l’Alsace, devant l’histoire, sera d’avoir consenti à souffrir sans pousser à la guerre. C’est maintenant seulement que je comprends la réponse de mon père à cet ami étranger qui lui demandait : « Souhaitez-vous la revanche ?… »

— « Nous ne nous sentons pas le droit, dit-il, de précipiter dans la mort des millions et des millions d’hommes afin qu’il soit mis un terme à l’injustice dont nous sommes les victimes. Nous ne cesserons jamais de prendre le monde à témoin de la violence qui nous fut faite, de protester contre elle, par dignité humaine, par devoir de conscience. Mais la même conscience ne nous autorise pas à désirer la tuerie qui nous libérerait. Il arrivera ce qui doit arriver si nous restons fidèles. Je crois à la vertu de la souffrance. » Il me souvient que je m’étais intérieurement indigné. À dix-huit ans, est-ce que je pouvais comprendre ? C’est que mon père avait vu et fait la guerre.