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Ordre brusque d’attaquer. Les habitans distribuent des fruits aux hommes. Dans le bois, formation de combat. Des lièvres gambadent et les hommes s’amusent. Je ne perçois chez eux aucune émotion. Le pays est beau, les habitans sont aimables, c’est une belle aventure… Quelques coups de feu. Le silence. Quand nous débouchons à **…, les Prussiens ont encore filé. Nous commençons à trouver ça drôle. On nous prévient. « Ils ont évacué l’Alsace. Ils se retranchent derrière le Rhin. » Arrivée de quatre dragons. La route de Mulhouse est libre. Un des dragons est si exalté par la nouvelle qu’il apporte, qu’il la vocifère à tous venans.

Colonne par quatre, pas de route. On ne se croirait plus en guerre. Les hommes chantent gaiement. Devant toutes les maisons, les femmes offrent à boire, des enfans donnent ou jettent des fleurs. Quelle étonnante marche !

Entrée à ***…, un des faubourgs ouvriers de Mulhouse. Cela devient profondément impressionnant. Foule énorme, rangée sur les trottoirs, enthousiaste et ardente. Tous les ouvriers, tête nue. Beaucoup s’empressent pour me serrer les mains. Sans arrêt, le cri de « Vive la France ! » ou « Bravo ! » Les enfans sifflent ou chantent la Marseillaise. Le capitaine, jusqu’ici si froid, a les larmes aux yeux. Mon sergent me dit : « Dire qu’on est en pays ennemi ! » Et l’un de mes hommes, tout vibrant : « Tout de même, mon lieutenant, ça vaut la peine de se faire casser la gueule pour ces gens-là ! » Voici que la musique joue, qu’on déploie le drapeau. Le grand défilé rêvé ! Je pense aux entrées fameuses : Milan, les retours de triomphe, et aux rêves des vaincus de 70. Du premier coup, assister à une telle réalisation, c’est trop beau, trop formidable ! On fait halte dans le faubourg, devant une boutique. Le patron, gros homme réjoui, appelle mes soldats, leur distribue jambons et saucisses, refuse tout argent. Mais d’une voix puissante, il réclame de l’ordre : « Chacun à son tour… Tout le monde en aura ! » Et il crie encore : « C’est pour venger mon fils qui est avec les Schwobs ! » Une femme arrive, les bras remplis de boites de cigares et de cigarettes et les distribue aux hommes ahuris et joyeux.

Nous cantonnons dans un quartier ouvrier. Tous les habi-