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ON CHANGERAIT PLUTôT LE CŒUR DE PLACE…

Où sont les Weiss ?… Ont-ils pu franchir les lignes ?… On ne croyait pas à la guerre, en Alsace, pas plus qu’en France, du reste. Les Allemands y racontaient ce qu’ils voulaient. On a donc été surpris. Que de drames ! Combien sont-ils, aujourd’hui encore, cachés dans les bois, traqués par les patrouilles ? Il nous en arrive des paquets chaque jour. Brave Alsace ! Charles Weiss doit être quelque part en Pologne. Vous vous souvenez quand il nous disait : « La guerre éclatera au printemps. J’ai le temps de me défiler. » Pauvre ami ! Quelles heures il doit vivre s’il est encore de ce monde ! Est-il vrai que nous étions avec vous sur la montagne, il n’y a pas deux mois, Weiss, mon frère et moi ? C’était bien beau. Mais n’est-ce pas une hallucination ?

Et Friedensbach est français, toute la vallée, jusqu’à Thann ! Friedensbach français ! Mes parens, qui y sont, m’écrivent que ce fut insensé, fou !… Döring et Kummel ont détalé comme des lièvres. On les a vus grimper, avec leur smala, dans le train qui ramassait les fonctionnaires et qui, pour une fois, a pris les allures d’un express. On les a vus, blêmes, à la portière, qui scrutaient les buissons, les cours de ferme… Friedensbach sans Kummel ! Je ne désespère pas de le retrouver au cours de la guerre. Ce serait follement amusant.

Comment puis-je plaisanter ?… Mon pauvre régiment, qu’en reste-t-il ? Mes amis, mes hommes, qui sont mes amis aussi, combien en reverrai-je ? Enfin, ce qui me console un peu c’est que j’y serai dans huit jours, prêt à rattraper le temps perdu. Nous serons vainqueurs. Il le faut ! Ça ne doit pas faire l’ombre d’un doute. Qu’on y laisse sa peau, c’est sans aucune espèce d’importance. Pourvu que la France soit victorieuse ! Pourvu que la petite patrie soit française !

Comme j’ai du temps à revendre et que, rentré dans la danse, vous ne saurez plus rien de moi, je vous copie le carnet de route d’un de mes camarades blessé pas trop grièvement, amené il y a trois jours dans mon hôpital : l’entrée des Français à Mulhouse !… Ce que j’aurais dû voir !… Et me voilà de nouveau furieux. Calmons-nous. Ce camarade, sous-lieutenant comme moi, est un garçon calme, réfléchi, d’esprit très critique. Ses notes ont donc une réelle valeur documentaire. Si ces pages étaient d’un Alsacien, on pourrait peut-être se méfier, — l’enthousiasme qui trouble la vue, — mais de ce Parisien ! Plus que jamais je suis fier de mon Alsace !…