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chatouillent avec des herbes. L’un d’eux s’est endormi, la tête sur son sac, la bouche ouverte, les yeux vitreux. Une voix crie : « Tiens, v’la Lardemont qu’est mort… »

On rit. Bien vite, ce Lardemont, on le réveille en lui jetant des mottes de terre. On n’aime pas le voir dormir comme ça.

Debout !… On repart. Le sac pèse bien un peu. Et toujours, devant nous, ces casques qui tournent autour des maisons, disparaissent, se piquent comme une étoile sur le monticule d’où l’on voit. On va faire la guerre chiquement. On se montre.

À cinq cents mètres, la frontière. Je vois la borne, le poteau. Ce village, ces fumées qui tirebouchonnent au-dessus des toits comme s’il ne se passait rien, c’est en Alsace !… Les dragons y sont déjà. Les veinards ! L’un d’eux, — je l’observe à la lorgnette, — a mis pied à terre. Un paysan est près de lui, un Alsacien, évidemment, qui explique, qui tend le bras toujours dans la même direction ; s’il tend le bras si souvent, c’est probablement que le dragon ne saisit pas une syllabe de son patois.

L’Alsace ! Je ne veux pas vous décrire mon émotion. Vous me prendriez pour un mystique, pour un visionnaire. J’ai cru que mon cœur sautait. À chaque pas je répétais : Alsace ! Alsace !… Et le sang à la tête ! Je voyais le paysage rouge. J’aurais voulu parler à mes hommes. Il y a des momens où c’est impossible… Encore deux cents mètres… Un fossé. Je prends mon élan comme pour retomber du coup au delà de la borne… aïe ! Je me relève, je boite trois pas, je tombe… On s’empresse. « Vous êtes blessé, lieutenant ? Ils n’ont pas tiré, pourtant !… » Une entorse carabinée, la cheville, en moins de dix minutes, grosse comme un genou. C’est idiot ! Je pleure de rage, j’arrache l’herbe autour de moi, je crache sur les mottes. Laissons ça ! Je casserais ma plume.

Et me voici depuis trois semaines à l’hôpital de C…, étendu sur une chaise longue, à me morfondre, à jurer en alsacien et en français, à malmener mon infirmier… Que de blessés ! que de blessés !… Et je dévore les journaux. Ça va. Ou plutôt ça ira. Pour l’instant, c’est affreux. Leurs mitrailleuses, — ils en ont dix contre une, — nous fauchent comme de l’herbe. Les rescapés racontent des choses à faire frémir. Je ne vous en dirai rien. Je ne veux pas m’attendrir. Ce qui se passe en Lorraine est particulièrement terrible. Jean y est avec son régiment. Je ne sais rien de lui. Que Dieu l’accompagne !… :