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contribution à l’étude des sentimens, des illusions, des variations aussi de la plus illustre de toutes les « âmes solitaires. »


La plus ancienne entre mes mains est datée de Cauterets, 28 juillet 1829 : Chateaubriand, regagnant l’Italie par le chemin des écoliers, poursuivait alors à travers les Pyrénées ce voyage triomphal, cette « suite de rêves » si fâcheusement interrompue par la chute du ministère Martignac. Elle est adressée à Carqueiranne, aux environs d’Hyères. Frappé depuis quatre ans d’une cécité progressive, alors presque complète, aux trois quarts paralysé, quasi mourant, Augustin Thierry, condamné par les médecins, avait été par eux, comme suprême ressource, envoyé en Provence. Le Journal de Santé, rédigé quelques années plus tard par son secrétaire, le docteur Gabriel Graugnard, fournit ces détails tragiques sur l’évolution de sa maladie à cette époque :

« En 1825, perte complète de la faculté de lire, même les plus gros caractères ; diminution dans les forces musculaires, surtout pour la station et pour la marche sur une ligne tout à fait droite ; extension de la paralysie cutanée à une grande partie du tronc, aux cuisses et aux jambes.

« En 1826, nécessité de se faire conduire, augmentation de la faiblesse des jambes, impossibilité de se lever sans appui. La sensibilité de la main gauche diminue au point qu’il devient impossible de s’en servir pour boutonner les habits. En 1827, étourdissemens fréquens, précédés d’un violent battement de cœur et accompagnés d’une suppression totale de la vue. Il éprouve ces symptômes quelques momens après s’être mis en marche.

« En 1828, impossibilité de distinguer aucun objet ; il entrevoit encore quelques portions des murs et la blancheur du ciel. Les étourdissemens continuent d’être fréquens.

« En 1829, la vision cesse presque complètement. Les étourdissemens simulent de légères attaques d’apoplexie, ils disparaissent à la fin de cette année. »

Sur les bords de la Méditerranée, l’infirme se trouvait l’hôte d’une famille de protestans genevois, propriétaires d’un « châtelet » près de Costebelle : les d’Espine avec lesquels il s’était lié en 1825, au cours d’un voyage en Suisse[1]. Croyant

  1. Cette amitié chèrement partagée de part et d’autre dura jusqu’à la mort d’Augustin Thierry. Le nom de la famille d’Espine revient fréquemment dans sa correspondance.