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lorsque, à l’improviste, trois individus surgirent devant lui, au tournant d’une rue qui se trouvait déserte en ce moment. Deux d’entre eux se jetèrent à la tête des chevaux pour les contenir, ce qui fut d’autant plus facile que le cocher, prenant peur, s’élançait de son siège et s’enfuyait. L’autre agresseur ouvrait la portière du côté où était assis Stamboulof et, debout sur le marchepied, il le frappa à coups de yatagan, lui tailladant le visage et les bras.

Resté manchot à la suite d’une blessure reçue pendant la guerre contre la Serbie, Dmitri Petkof était hors d’état de défendre son ami. Il se jeta hors de la voiture pour appeler du secours ; mais, trompé par son élan, il roula sur le sol et y resta inanimé pendant quelques instans.

Tout d’abord, personne n’était accouru aux cris poussés par Stamboulof, pas même un épicier devant la boutique duquel le crime s’accomplissait. Quant à la police, toujours assez nombreuse aux abords du cercle, elle brillait par son absence. Ce furent des passans qui donnèrent l’éveil ; ils s’arrêtèrent et, ayant reconnu Stamboulof, ils conduisirent la voiture à son domicile, sans qu’aucun d’eux songeât à s’enquérir des assassins qui du reste avaient disparu. Le corps de la victime n’était plus qu’une plaie. Le yatagan avait labouré le visage, d’où le sang coulait par vingt blessures ; les manches de la redingote avaient préservé les bras ; mais les mains, hachées de coups, ne tenaient plus aux poignets que par quelques lambeaux de peau. Les chirurgiens appelés au chevet du blessé durent procéder immédiatement à l’amputation, bien qu’ils le considérassent comme perdu. Néanmoins, malgré le délire qui s’était emparé de lui, il conservait encore quelque lucidité. Cherchant à consoler sa femme qui se lamentait à son chevet, il lui disait :

— C’est Ferdinand qui est coupable de ma mort. Ne l’oublie jamais et venge-moi.

Il persista dans cette accusation jusqu’à ce qu’il eût perdu connaissance. Il croyait aussi avoir reconnu l’assassin et désignait comme tel un individu de basse condition, nommé Tufeckief, anarchiste avéré, compromis antérieurement dans les agitations révolutionnaires[1]. Il ne survécut que

  1. Il a péri plus tard sous le poignard d’un vengeur, sans que sa participation au meurtre de Stamboulof ait pu être aussi positivement établie que semblent justifiés les soupçons dont il était l’objet. Ajoutons, comme épilogue à cette histoire de brigands, que Dmitri Petkof, dix ans plus tard, subit le même sort et fut assassiné comme l’avait été son ami.