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elle entre-bâillait sa croisée et elle m’appelait de sa voix la plus mielleuse :

— Dis, mon fi ! Viens me mettre un peu ma guimpe, toi qui as des petits doigts !…

Et j’étais tout fier de boutonner la guimpe de la mère Charton, ce qui n’était point une opération commode, vu la dureté de l’empois. Enfin, après avoir fourragé dans les plis de son cou et m’être piqué aux poils de son menton, je réussissais à assujettir le redoutable carcan. Sur quoi, je recevais en récompense une tablette de coquelicot.

Ainsi attifée et endimanchée, elle rappelait ces portraits flamands ou hollandais, qui représentent de vieilles bourgeoises aux pommettes luisantes, aux paupières éraillées et rougies, aux bandeaux de cheveux rares, austèrement tirés sur le front, sans autre ajustement qu’une coiffe et une guimpe d’une nudité toute monacale, mais si solidement assises dans leurs vertus ménagères, si certaines de refléter dans leurs yeux froids et dans toute leur physionomie impersonnelle les aspects d’une terre, ou l’âme d’une race, qu’elles en prennent comme un air de majesté.

C’est à peine si elle savait lire, écrire et compter. Dans le buffet de sa cuisine, il y avait, accrochées derrière un volet, des planchettes de bois, où elle inscrivait à la craie ses comptes de fermage ; et, dans sa chambre à coucher, sur le rebord de la croisée, un eucologe, qu’elle n’ouvrait jamais, mais qu’elle emportait, le dimanche, à la messe. Un almanach, renouvelé tous les ans, complétait sa bibliothèque : c’était le Petit Liégeois, que lui vendait, à date fixe, un colporteur venu de Belgique. Outre l’annonce des lunaisons, on y trouvait une foule de préceptes rustiques pour les labours, les semailles, les plantations et la taille des arbres. Des préceptes moraux se mêlaient, çà et là, à ces conseils utilitaires. De naïves gravures sur bois égayaient ces pages imprimées sur un gros papier à chandelle. On y voyait les signes du zodiaque et aussi des scènes de la vie campagnarde, citadine et militaire. Je m’émerveillais à feuilleter ce Petit Liégeois, où je déchiffrais, pour la première fois, les beaux noms des constellations sous de bizarres figures allégoriques, qui étaient censées représenter la Lyre, la Balance, les Gémeaux, le Sagittaire. Cet almanach paysan, ce furent les Géorgiques de mon enfance…