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rien n’était douloureux à voir comme ce pauvre visage souillé et déformé qui s’appuyait sur la boîte polie du violon. Mais, de ce bouillonnement de chairs violâtres, émergeait un œil d’une extraordinaire beauté, un œil à la fois enivré et triste, où passaient tour à tour la flamme de l’inspiration et la détresse sans espoir de toute une vie manquée.

En général, les oncles étaient violonistes et fervens amateurs des œuvres classiques. Les neveux affichaient des goûts plus frivoles. Ils tapotaient au piano les airs à la mode, chantaient les chansonnettes ou les romances patriotiques de l’époque. Et de même que les oncles étaient républicains, les neveux se piquaient d’être royalistes et catholiques. Anciens élèves du lycée de Bar-le-Duc, ou du collège Saint-Clément de Metz, formés par les universitaires ou par les Pères Jésuites, ces jeunes gens débordaient d’enthousiasme et de foi patriotique. De quel cœur, de quel air de défi, ils lançaient alors le fameux refrain :


Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine…


Et quelles résonances immédiates et profondes ces simples mots n’éveillaient-ils pas, à ce moment-là, dans les âmes lorraines ! C’était au temps de l’Assemblée de Versailles. On ne parlait que du Comte de Chambord et de la captivité de Pie IX. Et c’était aussi le temps du volontariat. Chasseurs à pied à Longwy, cuirassiers à Reims ou à Sainte-Menehould, artilleurs à Châlons, ces fils de famille assistaient en uniforme à la messe et aux vêpres. Chaque dimanche, à l’heure du salut, ils envahissaient la tribune de l’orgue, en faisant cliqueter leurs sabres et leurs éperons, et l’un d’eux attaquait les premières notes du cantique qu’on chantait alors partout, tandis que les garçons et les filles du village, stylés par leurs soins, reprenaient avec un bel accent meusien :


Dieu de clémence,
Vois nos douleurs.
Sauve Rome et la France,
Au nom du Sacré-Cœur !


Un grand souffle d’espérance, un désir ardent de résurrection soulevaient tout le pays. On plantait des croix de mission, les processions se multipliaient. Au printemps de 4873, il y eut, dans notre église de Spincourt, des fêtes extraordinaires, qui