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cuisine, très vaste, et dallée comme une église, aurait pu fournir le réfectoire d’une communauté. C’était la pièce importante. Les deux maîtresses du logis et leur unique servante s’y tenaient habituellement du matin au soir. La vieille mère, toujours assise sur une chaise basse, à l’angle d’une immense cheminée à manteau, tisonnait, du bout d’un bâton, dans les cendres du foyer, ayant à portée de sa main un attirail de soufflets, de pincettes et de pelles à feu, le tout en fer massif et très lourd. Les soufflets étaient des tuyaux de fonte creuse, des espèces de sarbacanes percées aux deux bouts, où, de temps en temps, elle s’époumonait à souffler pour raviver un peu les braises. De sa chaise basse, elle surveillait les chaudrons, pendus aux crocs de la crémaillère, où cuisait la « chaudronnée » des porcs, ou bien, de sa main tâtonnante, elle atteignait, derrière elle, dans le renfoncement de la cheminée, des brindilles de fagots ou une poignée d’ « ételles, » tandis que sa fille, énorme et suffoquée par la graisse, écrémait le laitage sur la longue table de chêne, parmi les pots de grès alignés et les assiettes profondes, où tremblaient les fromages blancs.

L’une et l’autre prenaient leurs repas devant l’âtre, sur une table ronde, sans nappe, supportée par deux châssis en X. Un merle chantait dans une cage rustique accrochée au mur entre un chapelet d’oignons et un paquet de chanvre. Dans le fond, sous la rampe de la « montée » qui conduisait aux greniers, des rideaux de cotonnade rougeoyaient vaguement derrière les volets à claire-voie de l’alcôve où couchait la servante…

Même les longues veillées d’hiver, elles les passaient dans cette cuisine. Une lampe à huile, accrochée au rebord de la cheminée, éclairait servante et maîtresses, qui, jusqu’à l’heure du couvre-feu, tricotaient des bas de laine. On aurait dit que le reste du logis était inhabité. Sauf les chambres à coucher, on n’entrait jamais dans les autres pièces, à moins qu’on n’eût à recevoir des visites de cérémonie. Les amis et les voisins étaient reçus dans la cuisine. Je ne crois pas avoir pénétré plus d’une ou deux fois dans « la salle, » une vaste pièce au parquet en losange et au mobilier Empire. Elle ne manquait pas de caractère. Entre les deux fenêtres, il y avait une console dorée, et, en belle place, allongé dans sa gaine de palissandre, un piano à queue, à l’énorme pédale de cuivre, qui avait la forme d’une lyre : dans la famille, on aimait la musique. Tout