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caractère architectural, attenant à des écuries ou à une maison de ferme, mais confortable et bien distribuée. Quand elle était couverte en ardoises et surtout flanquée d’une tourelle en poivrière, elle prenait le nom de château. Les seigneurs de ces logis mettaient leurs fils au collège, à Ëtain, ou à Verdun. Leurs filles revenaient du couvent sachant broder au tambour et « toucher du piano. » Eux-mêmes, en galoches ferrées, conduisaient la charrue, menaient les chevaux à l’abreuvoir, aidaient les valets à engranger les bottes de foin ou de froment. Par les beaux soirs d’été, ils fumaient leur pipe sur le banc de pierre, ou de bois, accoté au mur, près de la porte d’entrée, devant le fumier de la cour. Des voisins venaient en visite. On apportait des chaises. Les dames avaient même fait un brin de toilette, arrangé leurs coiffures ; et, tandis qu’elles se communiquaient les dâdées du village (ainsi appelait-on, chez nous, les médisances où les propos frivoles) ; tandis que les hommes discutaient les opinions subversives du Journal de Montmédy, la demoiselle de la maison, pour éblouir son monde, exécutait au piano, dans le « poêle, » toutes fenêtres ouvertes, la Prière d’une vierge, ou la Marche lorraine

Ces jeunes filles finissaient par épouser de petits propriétaires campagnards comme leurs pères, ou des notaires des environs. Elles ne rougissaient point de travailler. Elles jardinaient, mettaient la main aux lessives et aux laitages. Rares étaient ceux qui vivaient dans l’oisiveté. Il y en avait pourtant. Je me rappelle un couple de rentiers, qui, leur fille unique étant mariée, vivaient seuls et sans rien faire dans le trou de village le plus désolant qu’on puisse imaginer. Il est vrai qu’ils avaient la consolation d’habiter un « château. » Mais aujourd’hui encore, c’est un mystère pour moi que de savoir à quoi ils pouvaient occuper leurs journées.

Le mari était un petit homme grassouillet et bedonnant, au teint rose et frais, toujours en redingote et cravate noire, le bonnet grec sur l’occiput ; son épouse offrait l’aspect imposant d’une femme haute et spacieuse comme une cathédrale, engoncée dans un caraco de soie notre et coiffée d’un éternel bonnet de dentelles, dont les rubans étaient à peine moins violets que le teint apoplectique de ses bajoues carrées et rebondies. Ils passaient des heures, enfoncés dans des fauteuils de paille, qui se faisaient vis-à-vis de chaque côté de la fenêtre de « la