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entrer. Les trois quarts des habitans avaient disparu ; les administrations avaient déménagé ; le maire les avait suivies. L’adjoint « tenait, » avec quelques conseillers municipaux ; l’évêque « tenait, » avec tous ses prêtres. Le pouvoir religieux et ce qui subsistait du pouvoir civil se rapprochèrent pour sauver la ville. Il y eut à la mairie, dès la première heure de cette journée tragique, une assemblée des hommes d’énergie : l’abbé Laisnez, directeur des œuvres diocésaines, y survint pour donner l’impulsion. Depuis longtemps, il était réputé manieur d’hommes : il avait, au cours des années précédentes, groupé dans la ville toutes les œuvres catholiques, et, dans tout le diocèse, groupé les jeunes gens. Son prestige, au mois d’août, lui avait ouvert à deux battans les portes de l’hôtel de ville : comme délégué de la confrérie de Saint-Vincent-de-Paul, il y pourvoyait aux intérêts des pauvres. Et puis les jours de panique avaient suivi ; il avait organisé la « croisade du séjour ; » les familles qui fuyaient l’avaient vu, parfois, se dresser devant leurs voitures ; dans la nuit du 3 ou 4, jusqu’à deux heures du matin, il était resté debout, pour empêcher que tous les Châlonnais ne quittassent Châlons. Derechef il était debout, au matin du 4, pour fédérer les énergies dont dépendait le sort de la ville. Et pendant que l’adjoint Servas et l’abbé Laisnez improvisaient cette administration nouvelle, Mgr Tissier paraissait à la mairie ; il annonçait du haut du perron que les sous-sols de son évêché, que les sous-sols de son séminaire, s’ouvriraient à la population, en cas de bombardement. Quelques blessés français arrivaient, encore porteurs de leurs armes : ils sentaient l’armée allemande sur leurs talons. L’abbé Laisnez, à la hâte, leur procura le véhicule nécessaire pour s’en aller plus loin, en France… Car, à trois heures de l’après-midi, en cette journée du 4 septembre, Châlons était au pouvoir des Allemands. Le lendemain matin 5, on sut que l’ennemi considérait comme des biens sans maître tous les magasins désertés par leurs propriétaires, et que ces biens allaient être livrés aux soldats. Mais à peine avaient-ils commencé de piller un grand établissement d’approvisionnement, qu’un commerçant surgit, avec des vendeurs et vendeuses de fortune ; et derrière chaque comptoir, l’Allemand, qui voulait prendre, trouvait une main tendue, exigeant qu’il payât. Ce commerçant imprévu n’était autre que l’abbé Laisnez.