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fièvre, dans toutes les maisons, dans toutes les casernes, dans tous les arsenaux. Dans toutes les âmes françaises, un grand tumulte doit bouillonner comme dans la mienne… Alors, c’est si déconcertant, cette tranquillité persistante des choses d’alentour, et ces chants joyeux des petits oiseaux de mes murailles !…


L’après-midi du 2 août.

Mon fils est rentré, à l’appel de la dépêche que je lui avais lancée la veille, prévoyant, sinon la guerre, du moins la mobilisation générale. Pour seulement quelques heures, il est revenu habiter son petit logis, là-bas, en face de ma chambre, — ce pavillon où m’était apparu un soir le futile et ridicule fantôme, mais qui est aujourd’hui si inondé d’incisive lumière. Je le vois passer et repasser devant sa fenêtre, occupé à faire préparer ses tenues de soldat qui dormaient depuis quelques mois, depuis qu’il avait fini son service d’artilleur. Il partira demain pour rejoindre son corps, et puis s’en aller à la plus effroyable des guerres. Je sais cela et je l’admets maintenant avec une soumission stupéfiante ; vraiment, les premières minutes de trouble et de révolte une fois passées, on est comme anesthésié devant le fait accompli, on ne se reconnaît plus soi-même.

Les tenues militaires ! Dans la lingerie de la maison, les miennes aussi viennent d’être dépliées et prennent le soleil. Je suis allé les revoir, épaulettes, ceinturon, sabre, dorures encore fraîches et éclatantes, que j’ai saluées avec une émotion de fête. Quel prestige, quel magique pouvoir ils gardent encore, ces harnais qui brillent, et qui sont, en somme, un legs des temps plus primitifs où l’on se parait naïvement pour les batailles !

Demain, quand je devrai me remettre en uniforme, sans doute par une journée brûlante comme aujourd’hui, ce sera la tenue coloniale en blanc qu’il me faudra prendre, la tenue, du reste, que j’aimais le plus, celle qui était le plus mêlée aux souvenirs de ma jeunesse errante, celle à qui j’avais dit adieu avec la plus intime tristesse. Je croyais si bien les avoir ensevelies pour jamais, ces vestes de toile, — fabriquées là-bas par les Chinois de la rue Catinat, à Saigon, comme en ont tous les officiers de marine, — ces inusables vestes de toile qui avaient tant connu le soleil des tropiques, et auxquelles je tenais comme à des fétiches. Il semblait que rien n’aurait plus le pouvoir de me les rendre, et cependant voilà, elles sont prêtes, elles