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jusqu’aux plus malades, s’étaient soulevés sur leurs couchettes de paille…

« Quant à moi, monsieur, je verrai toujours cet homme dans mes nuits, sa belle figure régulière entre les cheveux blancs de ses tempes, sa haute taille, et ses yeux, oh ! ses yeux surtout, où je croyais lire le « remords de toutes les choses que lui avait fait chanter l’exécrable génie allemand, » et dont il se décrassait dans de bonne eau limpide, dans nos vieilles chansons populaires. Puis, sans vouloir être remercié, il disparut, sans doute pour retourner au iront… »


Ayant achevé son histoire, M. d’Esparbès interroge en ces termes le chanteur inconnu : « Ce ménestrel pâle et boueux qui, un soir de bataille, en Champagne, apparaissait miraculeusement dans la petite église chaperonnée d’étoiles, pour consoler, par des noëls et des rondes, quelques pauvres blessés, était-ce vous ? Etait-ce vous, Renaud ? » Et nous-même, depuis longtemps l’admirateur et l’ami du grand artiste, nous qui savons quel soldat fut hier, quel officier est aujourd’hui le volontaire à cheveux blancs, nous n’en doutons pas, c’était lui.

C’est un autre, n’est-ce pas, Delmas ? qui nous écrivait tristement un jour, un jour déjà lointain, après six mois de guerre : « Je ne chante plus que pour des morts. » Nous lui répondîmes aussitôt en le priant de venir à notre hôpital chanter pour des survivans, pour des blessés. Il vint tout de suite, et plus d’une fois. Un de ses camarades, non des moindres, M. Frantz, l’accompagnait. M. Paul Viardot, l’éminent violoniste, leur donnait la réplique. Enfin, dans ce généreux hommage de la musique aux soldats de France, notre pauvre et cher Mounet-Sully avait voulu que la poésie — et laquelle ! — prît sa part.

Toutes les deux, poésie et musique, eurent un auditoire digne d’elles : un parterre, non de rois, mais de héros. « Parterre » est bien le mot. Sur des brancards très bas, plusieurs étaient étendus. Quelques-uns pouvaient déjà se tenir assis, même debout ; mais surtout on en voyait d’autres, dans la blancheur des lits, soutenant d’une main leur pâle visage, où luisaient des yeux attentifs et vile émus. Assemblée pittoresque, et plus pathétique encore. Chacun de nous savait, sentait trop bien de quel prix ils avaient payé, les pauvres enfans, la joie qu’ils allaient recevoir.