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portée par l’enfant s’arrêtait sur l’arête de son casque. Tout de suite il m’intéressa, d’autant plus qu’il me semblait avoir vu ou rencontré cet homme au moins une fois dans ma vie… Il descendit vers nous… puis il se ravisa, remonta trois marches plus haut, ce qui le mit contre l’autel même. Là, il prit un instant de réflexion, puis s’adressa à tous les blessés :

« — Voyons, mes pauvres vieux, je voudrais faire quelque chose pour vous. Je ne sais pas soigner, mais je suis tout de même un médecin… Major pour les peines de cœur : ma profession est de chanter. On prétend même que je ne chante pas trop mal… Et puis j’ai un remords, j’ai besoin de me nettoyer la voix d’un tas de choses que j’ai chantées depuis vingt ans. »

« Alors, l’inconnu entonna sa chanson, une vieille chanson de France, et c’était si doux, qu’on croyait entendre sa voix dans l’air, plutôt que sur sa bouche. Je vous réponds qu’on se taisait. Silence de mort. Mes camarades sont des travailleurs de la terre : ils avaient eu sous les yeux tout ce que la nature offre de plus beau, mais ils ne connaissaient pas la voix humaine. Moi, monsieur… j’ai été souvent à Paris entendre de la bonne musique… Dès les premières notes, j’étais fixé : « Toi, mon bonhomme, tues tout bonnement le grand baryton de l’Opéra, ou alors c’est que ma fièvre m’en conte. C’est toi l’Amilcar de Salammbô ! C’est toi le bouffon de Rigoletto ! C’est toi l’Athanaël de Thaïs !… C’est toi !… Mais déjà, monsieur, vous m’avez deviné.

« Vous pensez dans quel état m’avait mis cette découverte… Le petit enfant qui soignait la lumière cherchait à éclairer le chanteur, sans y parvenir. Mais qu’importe ! Sa voix, je la reconnaissais, mieux qu’une personne vivante.

« Rappelez-vous ces quelques mots : — Je veux, nous avait dit l’inconnu, me nettoyer la voix de beaucoup de choses que j’ai dû chanter. — Lesquelles, dites-moi, sinon les rôles de Wagner ? Oui, monsieur, nous avions devant nous, dans cette pauvre église effondrée, le Frédéric de Lohengrin, le Wotan de la Walkyrie, le Beckmesser des Maîtres Chanteurs, le Wolfram de Tannhäuser. Nous le possédions, chantant pour nous seuls des vieux noëls de la Champagne et de l’Alsace ! Et, en chantant, cet homme avait les yeux pleins de larmes — car il pleurait, la lumière de l’enfant nous le faisait voir… Ces airs de campagne, beaucoup de blessés les connaissaient. Tous,