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qu’à environ 400 mètres en l’air, celui de certains obusiers montera jusqu’à près de 1 500 mètres, de sorte qu’ils pourraient tirer par-dessus un obstacle de cette hauteur.

Il y a en somme entre l’effet de l’obusier et celui du canon la même différence qu’entre ceux de la grenade et de la balle du fusil.

On voit d’après cela que le tir plongeant des obusiers et des mortiers sera particulièrement efficace contre les abris terminés par une surface horizontale, contre les batteries ou les organisations défensives très défilées et pas trop éloignées, contre les tranchées elles-mêmes au besoin, dont les parapets sont inefficaces contre le tir courbe.

Et à ce propos, un souvenir me revient en mémoire. L’artillerie a rarement le plaisir de voir in anima vili l’effet immédiat de ses projectiles. J’eus pourtant ce plaisir le jour dont il s’agit et où j’observais quelque part en Woëvre, dans une tranchée de première ligne, un tir de 220. Le 220 est un vieux mortier trapu, tassé sur son affût plat, et qui a un peu l’air d’un seau à charbon avec son trou noir et peu profond où l’on voit presque affleurer le museau de l’obus ogival qu’il lance de haut en bas, et dont il dépose comme à la cuiller les 118 kilos de poids, dont 36 kilos d’explosif, dans l’hiatus entr’ouvert des tranchées.

Ce jour-là, nous tirions sur un bout de tranchée que nous avions de bonnes raisons de supposer occupée. La batterie à 2 000 mètres derrière nous ; l’écouteur à l’oreille, le ventre au sol, le regard tendu comme un arc, nous attendons. Et soudain la batterie nous téléphone : « coup parti ! » Nous savons que l’obus a jailli de la pièce avant d’entendre son rugissement, car le son va dans le téléphone neuf cent mille fois plus vite que dans l’air, et nous n’entendrons que dans quelques instans la détonation qui est déjà dans le passé. Instans longs comme des heures et qui tendent plus encore nos mains et nos regards sur l’œil double de la jumelle. Et nous pensons à tout ce qu’évoque ce « coup parti, » aux servans dont les gestes là-bas s’entrelacent harmonieusement ; au tireur, le tire-feu en main, un instant braqué sur ses jarrets guêtres et un peu boueux ; à l’obus volant, à cette masse de fer ceinturée de cuivre, qui véhicule tant de mort potentielle et qui pourtant tout à l’heure éclatera pour nous comme un gros rire sonore et percutant du pays gaulois. Nous pensons à