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calmes, des fusées qui au-dessus du sol suspendent leur vol silencieux de comètes ralenties ; si on y ajoute encore les longs panaches divergens des projecteurs qui balaient soudain le noir, se croisent comme des lames de ciseaux et s’éteignent bien vite, — car il ne faut pas laisser à l’ennemi le temps de repérer l’appareil qui les lance, — on comprendra pourquoi la vision est sans doute plus richement impressionnée la nuit que le jour par la bataille. Dans tout cela, ce soir-là, il y avait encore quelques étoiles pâlies par le clair de lune et qu’éclipsait à chaque coup — poignant symbole — la fulgurance des explosions mortelles. Nous qui étions, cette fois, étrangers à la lutte pourtant si proche, nous rêvions à ces choses, et je pensais quant à moi que si autour de ces étoiles lointaines il y avait, dans quelque planète, des astronomes capables, avec leurs lunettes, de voir ces singuliers signaux nocturnes, multipliés sur des centaines de kilomètres vers le 50e degré de latitude de la planète Terre, ils devaient faire à leur sujet des conjectures bien extravagantes. Mais les plaques de neige scintillante, qui tachetaient le Camp des Romains, comme du sucre en poudre une pièce de pâtisserie, nous eussent avertis qu’il faisait très froid, si l’onglée ne s’en était chargée ; comme il n’est pas de rêverie qui s’accommode longtemps de l’inconfort, et que l’ossianisme ne nous était pas commandé par notre service, d’ailleurs achevé ce soir-là, nous rentrâmes dans la ferme.

Nous y faisions depuis un moment en sourdine un peu de musique grâce au concours d’un vieux piano égaré en ces lieux je ne sais comme,… et je crois même que nous avions joué aussi un peu de Beethoven et de Schumann, car la belle musique n’a pas cessé d’être douce aux cerveaux sensibles et équilibrés, quand soudain la sonnerie du téléphone frémit au mur. L’un de nous se précipite : c’est le chef de bataillon X… qui occupe la tranchée de première ligne devant Bisiée, à quelque distance devant nous et qui nous annonce que les Boches sont en train d’opérer leur relève en face dans les tranchées au pied du Camp des Romains. On voit sous la lune complice la longue théorie des fantassins qui monte dans l’étroit chemin et glisse tout le long de la troupe descendante. La voix du chef de bataillon est calme mais un peu tremblante ; pensez donc, quel magnifique objectif ! Vite, trois coups de téléphone successifs de l’un de nous à trois batteries voisines :