Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 36.djvu/395

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

besogne indispensable, et il la réalise mieux que les autres procédés, car lui seul permet la transmission immédiate et explicite des données.

Les Parisiens se souviennent encore de ce petit drame : Au téléphone, qu’Antoine jouait avec tant de sobre émotion et où l’on voyait un mari entendant, au bout du fil, assassiner sa femme. Des drames de ce genre-là, tragiques ou joyeusement macabres, — car la mort des ennemis n’est point une chose pénible, — nous en avons vécu cent fois, plus dramatiques certes encore que celui du théâtre-Antoine. C’est une des sensations les plus étrangement modernes de cette guerre, une de celles que le canonnier savoure avec le plus de raffinement, que de participer aux effets mortels du canon, par la voix, grâce à quoi l’on est présent là où on n’est point. Dans l’obscurité amplificatrice de la « cagna » téléphonique, il semble qu’on voie mieux les choses qu’un entend au bout du fil que si on les voyait vraiment, car l’imagination ailée les pare de ses irisations rayonnantes, comme fait une puissante lunette qui montre les étoiles plus brillantes qu’à l’œil nu et esthétiquement déformées par son achromatisme imparfait.

Grâce à cette télépathie suspendue au fil téléphonique, « au fil mystérieux où nos cœurs sont liés, » nous sommes présens en tous les points de la trajectoire de nos obus, et surtout, au point de chute, là où leur invisible et harmonieuse parabole fait jaillir soudain, au contact du sol brutal, un geyser de terre noire… C’est ainsi que l’idéal heurtant la dure réalité s’achève souvent en un sombre éclaboussement qui aveugle et qui blesse…

Entre ces mille souvenirs de téléphonie balistique dont vibre encore le microphone mental de nos mémoires, en voici un pris au hasard, mais qui synthétise bien ce je ne sais quoi d’inédit, de mystérieux et de fantastique à la manière d’Hoffmann ou de Wells, que la guerre présente doit à la technique scientifique.

C’était devant Saint-Mihiel, quelque part vers le sommet de cette gibbosité du front bordée par la Meuse et qu’on a appelée « la hernie de Saint-Mihiel » [étranges vicissitudes du langage militaire qui permettent qu’on parle de la hernie d’un « front ! » Nous étions là quelques officiers subalternes et jeunes… subalternes parce que jeunes… réunis par une heure de répit à quelques cent mètres de la ligne boche, dans une de ces vieilles fermes si