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creusé en plein champ qui lui servait de poste de commandement, au centre du réseau téléphonique qui liait de toutes parts son âme à l’âme vibrante de ses canons, et pareil en ce lieu à l’araignée qui, au centre de sa toile, attend et guette l’ennemi, il ne se départait pas d’une élégante et très raffinée politesse. Ses manières extrêmement « régence, » en ce palais où les candélabres étaient des bouteilles…, hélas ! vides, les tapis des plaques de boue et les lambris des racines tressées de vers de terre, nous impressionnaient à tel point que, si nous en osâmes sourire, ce ne fut jamais que tout au fond de notre for intérieur. On ne vit jamais qu’une fois le commandant F… déserter un instant son calme poli : c’est un jour que, d’une allumette soigneusement frottée sur sa cuisse, il s’apprêtait à allumer une cigarette ; un obus, tombant à cet instant et qui couvrit tout le monde de terre, éteignit d’un seul coup la frêle torche de la régie. « N… de D… » cria le commandant, et, rougissant un peu de s’être emporté, il frotta aussitôt une autre allumette.

Tout près du poste de commandement, dans la batterie P… dont mille souvenirs de charmante camaraderie me font aujourd’hui sentir l’âpre nostalgie, il y avait un de nos cimetières, un de ces petits cimetières de soldats que l’image a déjà popularisés et où s’alignent, comme à la revue, les légers tumuli trapézoïdaux, avec leur croix de bois que coiffe un pauvre képi posé de travers. C’est là que, chaque jour que Dieu fait, on couchait ceux que l’ange de la mort avait touchés de son aile libératrice. Et dans cette humble nécropole guerrière, si semblable à toutes celles où, de la mer aux Vosges, sont couchés ceux dont l’éphémère ardeur est endormie à jamais, toujours les mêmes sentimens jaillissaient, comme des fleurs tristes, du fond de la terre remuée : l’envie qu’inspire au sage, la mort rapide, en pleine force, dans l’ardente exaltation de l’action et de l’enthousiasme, mais aussi la douleur que traîne là-bas, dans ses voiles noirs, la longue panathénée des mères, des veuves, des orphelins. Si je parle ici de ce petit cimetière si pareil à tous les autres, si banalement sublime, si magnifiquement pauvre, c’est qu’au milieu de ces tombes silencieuses il y en avait une qu’une chose poignante fleurissait d’une immatérielle couronne de mélancolie : il n’y avait point de képi sur sa petite croix de bois, mais une baïonnette y était enfoncée, et, clouée par elle sur le bois blanc il y avait une lettre toute