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REVUE DES DEUX MONDES.

colons, tous les crève-la-faim de Germanie, toute une horde vêtue de vert, plume au chapeau, lunettes à bout de nez ; dix gosses tenant la jupe de la mère qui attend son onzième. Et bientôt toute cette marmaille installée dans les jardins encore égayés des fleurs semées par ceux que nous avions connus… Comment avons-nous pu traverser ces temps ?… Dix ans, vingt ans, trente ans, quarante ans bientôt… Quarante ans ! Et vous venez d’entendre la réponse de l’Alsace !… Ah ! mes garçons ! mes garçons !…

Jamais personne n’avait vu M. Bohler dans cet état.

— Ami Bohler, répondit Weiss, donne-moi la main. Donnons-nous tous la main, pères et fils…

Ils se serrèrent la main, François, Charles, Jean, René, les deux pères, et tous avaient des larmes dans les yeux.

— Tu verras, papa…, répétaient les garçons dans une sorte d’exaltation.

La nuit descendait sur la plaine… Au sommet de la colline, le génie de la patrie, le coq, la pyramide en grès des Vosges, choses visibles ; sur la colline, surtout, les morts, ces invisibles, ces grands vivans dont les hommes qui s’en vont par les chemins d’Alsace sont plus que jamais les prisonniers.

L’heure des départs, des adieux.

Mme Weiss, Suzanne ont préparé la malle, plié le linge, glissé sous un gilet la surprise qui rappellera le foyer. Maintenant ils sont groupés à la salle à manger, plus ensoleillée que le salon, la petite Marie à califourchon sur les genoux de son grand-père. Le portrait du mort est à la paroi, qui les regarde tous. Pour lui aussi, jadis, on se réunit dans cette chambre. Une émotion serre les cœurs.

On sonne à la porte. Et c’est Reymond.

— Vous partez quand, François ?

— Demain matin. Je serai à Breslau dans la nuit. Et vous-même ?

— Demain soir.

— Mais vous reviendrez nous voir ? dit Mme Weiss. Dans votre joli canton de Vaud, pensez souvent à vos amis d’Alsace. Ils ont besoin de sympathie, à moins que…

— À moins que…, répète le grand-père.